1. En 332 pages, Manuela Cadelli analyse sous l’angle de l’histoire et au moyen de concepts philosophiques l’émergence du totalitarisme. D’après l’autrice, pour que « l’impossible possibilité » de la Shoah ne surviennent à nouveau, les magistrats devront impérativement faire preuve de « militance ». C’est-à-dire défendre les droits fondamentaux.
Mobilisant de nombreuses références, l’ouvrage réalise un parallélisme intéressant entre le début du XXe siècle et notre monde actuel.
Livre original, érudit mais aussi partial car c’est bien de la vision personnelle de l’autrice dont il s’agit.
2. Au premier chapitre, l’autrice s’attelle à définir la notion de « dogme » d’un point de vue socio-anthropologique.
Selon Manuela Cadelli, le droit serait dogmatique parce qu’il définit non pas ce qui est mais ce qui doit être. Par la suite, l’autrice examine les différentes conceptions dogmatiques du droit selon les époques : le culte de la loi à la Révolution française, lors de l’entre-deux guerres l’émergence d’hommes providentiels au détriment du débat démocratique et, enfin, le « Plus jamais ça » et l’essor des droits humains après l’horreur de la Shoah.
3. Dans le second chapitre, Manuela Cadelli souligne qu’historiquement la haine des juges remonte à la Révolution française. Cette période est marquée par l’abolition des privilèges aristocratiques et la fin de la patrimonialité des charges au sein de la magistrature. Un véritable culte est voué à la loi, expression, par excellence, de la souveraineté populaire. La loi étant sacrée, tout au plus le juge est-il un « ventriloque ». Le magistrat doit se limiter à n’être que la « bouche de la loi ».
4. Continuant sa progression historique, Manuela Cadelli aborde dans le troisième chapitre la période de l’entre-deux-guerres.
Selon l’autrice, il s’agit d’un moment décisif dans la mesure où l’opinion publique accorde davantage de crédit à des leaders charismatiques qu’aux parlements, lieux traditionnels du débat démocratique. Au-delà d’un simple fait conjoncturel, il s’agit d’une véritable lame de fond qui affecte toute la société occidentale.
C’est à cette époque que l’État de droit va être vivement critiqué. Les formes de gouvernements autoritaires sont perçues comme plus efficaces. Faisant un bond de près d’un siècle, Manuela Cadelli met astucieusement en perspective les « années 20’ » des 20ème siècle et 21ème siècle. L’autrice note que la crise du coronavirus a aussi permis l’émergence de leaders charismatiques. Lors de la pandémie, les médias étaient monopolisés par des représentants politiques ou des virologues alors que d’autres acteurs de la société comme les pédiatres ou les juristes figuraient parmi les absents.
5. Le quatrième chapitre, de loin le plus long de l’ouvrage, est consacré à l’antisémitisme, au darwinisme social et à la haine de la démocratie. Dans cette partie du livre, Manuela Cadelli constate que la diffusion des théories de l’inégalité des races conjuguée au darwinisme social et au culte voué aux leaders charismatiques portera un coup fatal à la démocratie et à l’héritage des Lumières. Cette conjonction de facteurs aboutira à la Shoah, c’est-à-dire, l’assassinat de plus de 6 millions de personnes d’origine juive.
En nous rappelant, cette « impossible possibilité » de l’horreur absolue, Manuela Cadelli pointe très justement tant les risques liés à une érosion de la démocratie que le caractère fanatique des régimes totalitaires. Pour l’exhaustivité de son propos, l’autrice aurait toutefois pu mentionner d’autres victimes historiques de la barbarie nazie, notamment les témoins de Jéhovah, les populations tziganes ou encore les personnes homosexuelles.
À l’aide de diverses sources historiques, Manuella Cadelli relève sans concession que la nazification des esprits a aussi touché les juristes et magistrats de l’époque. Sous couvert du positivisme, c’est-à-dire de l’application de la loi telle qu’elle est, des juges ont délibérément fait l’économie de leur libre arbitre, et par conséquent, ont justifié l’injustifiable. L’autrice met en évidence que certains juges nazis qualifiés de « meurtriers » vont comparaitre lors des procès de Nuremberg.
6. À ce sujet, Manuella Cadelli note que les organisateurs et acteurs judiciaires des procès de Nuremberg feront évoluer le droit pour protéger les individus et les sociétés civiles et non leurs gouvernants ou les États. Selon l’autrice, le verdict prononcé par les juges américains lors de ces procès est modéré, ce qui, selon elle, écarte le reproche d’une « justice de vainqueur ». Cependant, il n’eût pas été inutile de prendre un peu de recul historique et de rappeler que seuls seront représentés à ces procès les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l’URSS. États-Unis où à la même époque se pratiquent encore la ségrégation raciale et les lynchages, la France et le Royaume-Uni sont alors d’importantes puissances coloniales et l’URSS multiplie les camps de travail forcé. Peut-être aurait-il également fallu se souvenir que, lors de la seconde guerre mondiale, des hommes venus d’autres continents se sont battus en Europe... pour défendre des droits qui leur étaient déniés, au premier rang desquels figurait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
D’après l’autrice, ce qui aurait permis à la Justice de l’époque de s’opposer efficacement au régime nazi est de ne pas limiter son rôle à celui de « bouche de la loi ». À cette fin, Manuela Cadelli se réfère aux travaux philosophiques d’Emmanuel Kant : l’homme est une fin en soi et ne peut être traité comme un moyen. La loi morale, selon Emmanuel Kant, exclut l’obéissance aveugle à un ordre. L’autrice va aussi s’appuyer sur les théories développées par Hannah Arendt, notamment le fait que l’absence de pensée est à l’origine de la banalité du Mal.
À la fin de ce chapitre, Manuela Cadelli relève que l’idéologie totalitaire mobilise le langage pour asseoir sa position soit en en réduisant sa richesse soit en changeant le sens des termes. Aujourd’hui, ces mécanismes sont toujours à l’œuvre. Ainsi, le qualificatif « droits-de-l’hommisme » vise à disqualifier le respect dû aux droits humains.
7. Le cinquième chapitre est intitulé « Plus jamais ça ! Un héritage et un testament ». Partant du constat de « l’impossible possibilité » de la Shoah, un consensus va apparaître en Occident pour la refondation d’un monde fidèle aux promesses des Lumières.
Manuella Cadelli note qu’après 1945 se développe le concept d’État de droit, c’est-à-dire un État au service du citoyen et dont la puissance est limitée.
La légitimité des élus va aussi être davantage soumise au contrôle et à la critique.
L’après-guerre est porteur d’un idéal humaniste du respect de chacun dans la droite ligne de la philosophie d’Emmanuel Kant. Des juridictions indépendantes vont avoir pour mission de garantir cet idéal. Selon Manuela Cadelli, un testament a été transmis aux institutions à la suite de la Shoah. La Justice se doit désormais d’être la gardienne des promesses faites au sortir de la Libération. Les juges vont ainsi se voir confier la mission de rappeler systématiquement les limites du droit aux gouvernants. L’honneur des juges consiste en la fidélité sans faille à la refondation humaniste opérée au sortir de la guerre.
8. Dans le dernier chapitre, Manuela Cadelli s’inquiète des idéologies démagogiques véhiculées actuellement par certaines personnalités publiques. La Justice et les droits humains sont de façon trompeuse présentés comme des obstacles à la politique que voudraient les peuples.
Manuela Cadelli considère également que le néolibéralisme est une forme de totalitarisme. On peut néanmoins regretter le flou quant au contenu du concept de « néolibéralisme » employé par l’autrice. Il eût peut-être été plus exact de parler des néolibéralismes et ne pas exclure des formes locales ou hybride de cette notion. D’après Manuella Cadelli, la globalisation des marchés libéralisés s’est faite au détriment des droits humains. Pour rester concurrentiels, les États minimisent de plus en plus les contraintes fiscales, réglementaires, sociales et numériques. La rentabilité financière est ainsi devenue la loi par excellence. Toutefois, il aurait pu être souligné que d’autres « -isme » actuels portent aussi en eux les germes du totalitarisme : le fondamentalisme ainsi que les radicalismes et extrémismes violents de tout bord.
9. Enfin, pour conclure, l’autrice rappelle que les acteurs de la Justice doivent plus que jamais sortir de leur réserve et rappeler que la Shoah a d’abord été rendue possible par des renoncements moraux, politiques et juridiques. Entrer en « militance », c’est rappeler l’irrévocabilité des droits fondamentaux.
Votre point de vue
Dubois Frédéric Le 28 juin à 09:21
C’est l’humanité entière qui a besoin de gens comme Madame Cadelli ou aussi Monsieur Scouflaire.
Ils font réfléchir les autres mais malheureusement pas assez d’autres.
Aujourd’hui, le pouvoir politique passe par la séduction subjective de la forme et plus du fond, avec les dérives de nos ministres constatées par ailleurs par Mme Cadelli (Paris Match du 12/05/22).
La parole donnée à toutes et tous grâce au numérique doit être apprivoisée par notre organisation sociétale.
Il y a du pain sur la planche mais de grâce, continuez bien de la sorte et on finira par y arriver.
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