En 2010 et 2013, Justice-en-ligne avait publié deux articles traitant des personnes internées en prison, qui dénonçaient un traitement inadéquat des personnes vivant en prison avec un trouble mental, inadéquat tant sur le plan médical que sur le plan du respect de leurs droits. Depuis lors, deux lois importantes sont pourtant entrées en vigueur : la loi du 12 janvier 2005 ‘concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut des détenus’ et celle du 5 mai 2014 ‘relative à l’internement’.
Hélas, à ce jour, le constat est toujours aussi amer, comme l’exposent ci-dessous Laure Gréban, collaboratrice d’Unia (service politique - cellule Convention ONU handicap), et Florence Liégeois, attachée au Centre de connaissances du Conseil central de surveillance pénitentiaire.

Les internés dans les prisons belges : un système inadéquat et un problème structurel

1. En date du 1er août 2025, 1054 personnes étaient internées dans les prisons belges, soit environ un quart des personnes faisant l’objet d’une mesure d’internement.
Un problème structurel qui, malgré certaines avancées législatives, empire.
En témoignent les nombreuses condamnations de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’homme (notamment par les arrêts L.B. c. Belgique du 2 octobre 2012, W.D. c. Belgique du 6 septembre 2016, Rooman c. Belgique du 31 janvier 2019 et Jeanty c. Belgique du 31 mars 2020), la résolution intérimaire] du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (2024), les recommandations récurrentes du Comité de prévention de la torture (2017 et 2021 pour les plus récentes) et les observations finales du Comité des Nations unies des droits des personnes handicapées (2024). Certains des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme cités ci-avant ont été commentés dans les articles suivants de Justice-en-ligne : Fanny Vansiliette, « Les internés : la fin d’une politique des oubliettes ? » ; François Deguel, « Quel traitement pour un délinquant-malade mental ? La Cour européenne des droits de l’homme précise sa jurisprudence ».

L’internement et le séjour en annexe psychiatrique d’une prison

2. Aux termes de l’article 2 de la loi précitée du 5 mai 2014, l’internement est une « mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de la réinsertion ».
Cette loi prévoit plusieurs hypothèses légales dans lesquelles une personne internée – c’est-à-dire pénalement irresponsable de ses actes – peut séjourner en annexe psychiatrique de prison : lorsque la personne internée est en attente de sa première audience devant la Chambre de protection sociale du Tribunal de première instance et dans l’hypothèse où elle fait l’objet d’une arrestation provisoire ; lorsque la personne internée libérée à l’essai fait l’objet d’une arrestation provisoire, le temps que la CPS se prononce sur la suspension (sept jours maximum) ; lorsque la personne libérée à l’essai fait l’objet d’une suspension, le temps de la suspension (un mois maximum) ; lorsque la personne condamnée fait l’objet d’un internement dans l’attente que la décision d’internement passe en force de chose jugée, c’est-à-dire ne peut plus faire l’objet d’un recours ordinaire (opposition ou appel). Ces situations sont limitées et ne peuvent être que provisoires.

3. Dans la pratique cependant, plusieurs centaines de personnes internées séjournent en prison en dehors des conditions prévues par la loi, à savoir, les personnes internées qui ont fait l’objet d’une décision de placement et qui attendent qu’une place se libère au sein de l’établissement désigné par la Chambre de protection sociale ou encore les personnes internées qui font l’objet d’une révocation de la libération à l’essai, après une suspension qui s’est déroulée en prison.

4. Le rapport « La maladie mentale derrière les barreaux : l’urgence à sortir de l’impasse ! » d’Unia et du Conseil central de surveillance pénitentiaire (2025) s’inscrit dans ce contexte.
Fruit de visites dans cinq établissements disposant d’annexes psychiatriques ou de sections de défense sociale (SDS), il dresse cet éternel constat : « la prison n’est pas un lieu de soin ». Il formule 86 recommandations urgentes.
Bien que ces recommandations visent à améliorer une situation en soi inacceptable, elles ne peuvent faire oublier que la Belgique doit se conformer urgemment et en premier lieu à ses obligations légales.
C’est déjà là un paradoxe pour les organes de monitoring et de contrôle : recommander d’améliorer l’inacceptable tout en appelant à le faire cesser.

5. Des paradoxes, il y en a bien d’autres dans le champ de l’internement et cet article s’attèle à en présenter brièvement les plus saillants.

Premier paradoxe : des structures sécuritaires surpeuplées et inappropriées plutôt que des dispositifs de prévention adéquats

6.Le 1er août 2025, le journal Le Soir dévoilait les plans de la ministre de la Justice pour faire face à la surpopulation carcérale.
N’oublions pas en effet que l’incarcération de personnes a lieu dans un contexte de surpopulation et dans des conditions de détention indignes dans plusieurs établissements.
Le récent rapport d’Unia et du Conseil central de surveillance pénitentiaire rend justement compte de ces conditions : personnel de bonne volonté et engagé, mais en sous-effectif, insuffisamment formé et démuni face à l’ampleur de la tâche ; insuffisance de soins somatiques et de suivi thérapeutique ; conditions matérielles inadéquates voire dégradantes ; activités thérapeutiques et récréatives insuffisantes ; etc.
En outre, bien que la loi distingue les annexes psychiatriques des sections de défense sociale et du régime « ordinaire » de détention, plusieurs établissements du pays n’offrent, dans la pratique, aucune différence matérielle entre ces trois types de lieux.

7. Outre l’infrastructure, rappelons que, dans le milieu carcéral, tant le personnel de soins que le personnel pénitentiaire est sous pression constante. Le temps imparti aux consultations médicales est bien trop court (voir tableau ci-dessous) pour construire des relations thérapeutiques de confiance, ce qui conduit à des approches centrées sur la médication au détriment d’autres approches (régimes communautaires ; activités réellement disponibles et variées ; espaces de parole ; mise à l’emploi ; prise en charge globale de la santé, etc.).

8. Ces dernières années, il y a eu certes des efforts importants pour améliorer l’accompagnement médical : recrutement de personnel de soins ; mise en place d’équipes pluridisciplinaires et de coordinations pour suivre le trajet de soin des personnes internées et faire le lien « dedans-dehors » ; ouverture de la prison de Haren dont l’annexe psychiatrique offre de meilleures conditions matérielles de détention que celles de la prison de Saint-Gilles.
Ces avancées ne suffisent cependant pas à faire de la prison un lieu de soins.

(extrait du rapport précité « La maladie mentale derrière les barreaux : l’urgence à sortir de l’impasse », p. 35).

9. Le plan de la ministre fait état de la création de nombreuses places supplémentaires en prison (environ 2000 d’ici 2030), y compris de places en centres de psychiatrie légale (au moins 600).
À première vue, on pourrait s’en réjouir puisque ces centres sont des institutions légales de placement des personnes internées et dont on peut attendre une bien meilleure prise en charge.
Mais créer des places ne suffit pas. Quid du personnel ? Quid de l’accès aux soins et aux dispositifs de réinsertion ? L’administration pénitentiaire peine à recruter, aussi bien du personnel de soins que du personnel de surveillance et d’encadrement.

10. Et quid de la prévention ?
Le ministre de la Justice n’est certes pas responsable de la prévention en matière de santé mentale. Mais on s’interroge sur la concertation, la vision globale à développer pour améliorer les dispositifs de soins en général, et l’articulation entre les niveaux de pouvoir à cet égard (entre ministères mais aussi entre gouvernement fédéral et entités fédérées).
D’autre part, un tel plan n’anticipe pas la surpopulation à venir, celle-ci étant exponentielle malgré une relative stagnation des statistiques de la criminalité. Le plan reste également muet quant aux alternatives à développer pour offrir aux personnes d’autres perspectives que l’incarcération.

Deuxième paradoxe : des personnes déclarées irresponsables, mais aptes à se conformer aux règles de la détention ?

11. Alors que l’on peine à appliquer le double objectif de la loi sur l’internement (protéger la société et soigner la personne internée en vue de sa réinsertion), l’application de la loi pénitentiaire (loi de principes du 12 janvier 2005, dite « loi Dupont ») aux personnes internées relève d’un seul et unique article (l’article 167) intitulé « Disposition temporaire » (un temporaire qui dure depuis vingt ans !) ajouté à la « loi de principes » pour y intégrer très brièvement les personnes internées. Rappelons que la loi sur l’internement ne règle pas ce statut juridique interne, à raison puisque les personnes internées ne sont pas censées se trouver en prison. Des messages du législateur pour le moins paradoxaux !

12. L’inadéquation du régime carcéral ordinaire aux personnes internées conduit à une abondante jurisprudence devant les commissions des plaintes et d’appel, jurisprudence disponible sur https://jurisprudence.ccsp.belgium.be, et a amené la commission d’appel néerlandophone à rappeler « qu’un placement en régime de sécurité particulier individuel [mesure de sécurité pouvant combiner un isolement, la privation d’objets, la privation d’activités communes, le contrôle de la correspondance, la limitation des visites et échanges téléphoniques etc.] ne peut pas servir de régime de soins pour les personnes internées ou vulnérables sur le plan psychiatrique » (voy. par exemple la décision BC/24-0134 du 21 mai 2024).
Mais quelles solutions s’offrent au personnel face à certaines pathologies dans un environnement tellement inadapté ? Comment faire respecter les droits du patient dans de telles conditions ? Comment concilier maladie mentale, irresponsabilité pénale et responsabilité dans les actes du quotidien ? N’est-ce pas là une situation extrêmement paradoxale ?

Troisième paradoxe : jamais au bon endroit au bon moment

13. Autre paradoxe : pour être libérée à l’essai, une personne internée doit pouvoir démontrer la stabilisation de son trouble mental et présenter un projet de réinsertion.
À supposer que le trouble se stabilise, développer un tel projet n’est pas aisé dans les circonstances de la détention, surtout qu’à l’extérieur, les lieux d’accueil manquent ou sont éloignés du lieu de vie de la personne, de son tissu familial et social.
14. Lors des rencontres d’Unia et du Conseil central de surveillance pénitentiaire avec les acteurs et autorités compétentes afin de présenter leurs conclusions et identifier des pistes de solutions, il est très vite apparu que l’offre en matière de santé mentale est d’une complexité inouïe. Le contraste entre la détresse individuelle des personnes internées et la machine institutionnelle qui leur fait face est saisissant.
Une personne internée est bien souvent une personne qui a souffert d’un manque de prévention : soit sa pathologie n’a pas été détectée en amont, soit elle l’a été mais n’a pas pu être prise en charge de manière appropriée, ou encore le risque qu’elle représentait a été mal évalué. Mais les problèmes rencontrés en matière de prévention (en amont du passage à l’acte par la personne) se retrouvent également à l’autre bout de la chaîne, lorsque la personne cherche à sortir de prison (en aval).
Qu’il s’agisse des acteurs rencontrés (coordinateurs de trajets de soins, membres des agences en charge de la santé mentale, médecins, décideurs politiques), de témoignages publics (tels que des interviews disponibles sur le podcast « Le Décryptorium ») ou encore des études comme celle du Centre fédéral d’expertise sur les soins de santé de 2019, les constats sont unanimes :

  • Il y a un manque global de personnels et de structures de soins. La profession manque d’attractivité, le milieu est difficile, les conditions de travail également. De ce fait, les soins de première ligne sont insuffisants.
  • Les structures de soins sont multiples, éparses, répondant à des critères variés (par exemple, pour la Communauté française : hôpitaux psychiatriques sécurisés, maisons de soins psychiatriques, initiatives d’habitats protégés, soins ambulatoires, ainsi que les structures agréées et subsidiées par l’AVIQ). Cette offre peut être un atout mais manque de visibilité pour les patients et leurs proches.
  • La plupart des structures de soins appliquent des critères d’admission précis, ce qui laisse de côté plusieurs catégories de personnes en fonction par exemple de l’âge, du type de pathologie, des problématiques multiples (par exemple un trouble psychique doublé d’une démence ou d’une déficience intellectuelle). Dans le cas de personnes internées, les auteurs d’infractions à caractère sexuel ne sont généralement pas admis. Des structures de soins sans critères font défaut. Et pour l’heure, chaque structure est libre d’accepter ou pas d’accueillir une personne internée.
  • Alors que la Flandre dispose de deux centres de psychiatrie légale dédiés à l’accueil des personnes internées, la Wallonie et Bruxelles n’en disposent pas. Toutefois, la création de ces centres en 2017 a conduit à une augmentation de l’internement et à l’occupation de places par des personnes qui pourraient être accueillies ailleurs (notamment parce qu’elles ne requièrent pas un cadre de haute sécurité : I. Jeandarme, P. Habets et H. Kennedy, « structured versus unstructured judgment : DUNDRUM-1 compared to court decisions », International Journal of Law & Psychiatry, 64, mai-juin 2019, pp. 205 à 210), alors que, parallèlement, environ 600 personnes internées se trouvent dans les prisons flamandes. Les besoins en santé mentale sont tellement nombreux et variés que toute place est occupée, même si elle n’est pas toujours la plus adéquate au regard de la pathologie et du parcours de la personne.

Pour conclure

15. En conclusion, il est urgent (et évident) de miser sur la prévention et la réinsertion plutôt que de maintenir en prison de manière illégale plusieurs centaines de personnes.
S’il faut parler chiffres, leur séjour en détention est onéreux : selon les chiffres publiés par le SPF Justice en 2023, un détenu coûte chaque jour à l’État 170,55 euros, soit 62.249,14 euros par an ; la population carcérale moyenne s’élevait alors en Belgique à 11472 détenus pour un coût total de plus de 714 millions d’euros à charge de l’État, dont plus de 553 millions d’euros (77,4 % du budget total) pour les salaires du personnel, 61,2 millions d’euros consacrés aux frais de fonctionnement, près de 38 millions d’euros aux soins médicaux et psychologiques et 26,6 millions d’euros pour les frais d’entretien et de nourriture. La Belgique compte 38 prisons sur son territoire.
Le séjour en détention est pour la société et ne facilite en rien la réinsertion, ce qui rend la sortie également coûteuse sur le plan social : de l’aveu de personnels soignants externes, il faut compter six mois à un an pour « réparer » les premiers traumatismes de l’incarcération chez les patients ayant été internés plusieurs années en prison. Ils mettent plus de temps à se stabiliser ; c’est donc toute leur réinsertion qui s’en trouve hypothéquée avec un coût social non négligeable.
16. De facto, l’incarcération des personnes internées conduit non seulement à l’application d’une loi pénitentiaire au lieu d’une loi protectrice de la santé de la personne, mais aussi à de profondes inégalités de traitement : par le hasard des placements et selon les chambres de protection sociale qui traitent leurs dossiers, deux personnes avec des pathologies similaires et ayant commis des faits de même nature peuvent tout à fait se retrouver l’une en prison et l’autre dans une structure de soins. Pourtant, une des deux situations porte gravement atteinte à ses droits et met en péril ses opportunités de réinsertion.
Alors que la réforme des soins de santé pénitentiaires et son transfert du SPF Justice au SPF Santé publique se fait attendre, que les communautés coupent largement dans leurs budgets, mais que parallèlement les incarcérations et internements ne cessent d’augmenter, Unia et le Conseil central de surveillance pénitentiaire s’indignent.
Qu’attendons-nous encore pour cesser de brader la dignité et le respect de droits fondamentaux ?

Pour aller plus loin :

 www.internement.be ;
 Unia : « Réinsertion des personnes internées : quels défis dans un État de droit ? » (2023) ;
 Conseil central de surveillance pénitentiaire : « Rapport de visite de l’établissement de défense sociale de Paifve » (2020) ;
 Podcast « Le Décryptorium », avec des interviews des Docteurs Marie-Claude Soille et Geertje Steegen, psychiatres, de Françoise Tulkens, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain et ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que deSarah Grandfils (Conseil central de surveillance pénitentiaire) et Marie Horlin (Unia).

À noter également : des ciné-débats autour du film « 9999 » au début octobre

À l’occasion de la Semaine de la Santé Mentale et de 10-daagse van de Geestelijke Gezondheidszorg, le Conseil central de surveillance pénitentiaire et Unia organisent plusieurs ciné-débats.
Au programme : projection du film « 9999 » d’Ellen Vermeulen, suivie d’un débat avec des acteurs du milieu carcéral.
Ces ciné-débats s’inscrivent dans le cadre des visites conjointes de contrôle et du rapport de synthèse qui en est issu La maladie mentale derrière les barreaux : l’urgence à sortir de l’impasse ! (voir le point 4 plus haut).
• lundi 6 octobre à 18 h au cinéma Plaza Arthouse de Mons ;
• lundi 6 octobre à 18 h au campus de la Haute école Thomas More de Turnhout ;
• mardi 7 octobre à 20 h au cinéma Studioskoop de Gand ;
• jeudi 9 octobre à 20 h au cinéma « Quai 10 » à Charleroi.

Votre message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Les messages sont limités à 1500 caractères (espaces compris).

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document

Avec le soutien de la Caisse de prévoyance des avocats, des huissiers de justice et des autres indépendants
Pour placer ici votre logo, contactez-nous