Les infractions Covid-19 classées sans suite ? À propos de l’opportunité des poursuites

par Benoît Dejemeppe - 4 janvier 2022

Noël 2021. L’interdiction temporaire des spectacles culturels a entraîné de vives réactions, dont celle du président du collège des procureurs généraux selon lequel les poursuites pour les infractions à cette mesure ne constituent pas une priorité pour le ministère public. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Au-delà du cas d’espèce, l’occasion est donnée d’exposer pour l’essentiel les contours du principe de l’opportunité des poursuites. Benoît Dejemeppe, président de section émérite à la Cour de cassation et maître de conférences honoraire à l’Université Saint-Louis Bruxelles, s’y emploie ci-dessous.

1. Depuis près de deux ans, le gouvernement prend régulièrement des mesures pour combattre la pandémie du Covid 19, parmi lesquelles des interdictions de circulation, de rassemblement, d’organisation d’événements sportifs ou culturels, qui sont assorties de sanctions pénales.

Quand on entend le mot « sanctions », on peut imaginer que tous ceux qui ne respectent pas les règles vont se retrouver devant le tribunal et se voir infliger, par exemple, une amende ou une privation de liberté.

Tel n’est pourtant pas le cas. Pourquoi ?

2. Le droit pénal est le miroir de la conscience morale et juridique de la population : on considère que seules les matières pour lesquelles un large consensus démocratique existe et pour autant que cela réponde à un impératif de nécessité au regard de la sécurité, peuvent faire l’objet de sanctions pénales parce que les sanctions de ce type limitent les libertés publiques.

3. Le Code pénal de 1867 contenait environ 500 articles.

Un siècle et demi plus tard, il existe des dizaines de milliers de dispositions pénales dont personne ne serait en mesure de dresser l’inventaire. Là où le domaine pénal se limitait à un noyau de comportements répréhensibles (en particulier, les atteintes aux personnes, à la propriété, à l’ordre public, à la moralité publique), il s’est élargi à des territoires très disparates, comme la circulation routière, les cours de bourse, les obligations fiscales et sociales, la santé publique, la protection des consommateurs, le sport, l’urbanisme, l’environnement, la citoyenneté, la vie privée, le harcèlement, jusqu’à l’emploi des langues dans les entreprises. Les communautés et les régions, dans le cadre de leurs compétences, créent aussi des incriminations pénales.

Mais, à vouloir en semer partout, le caractère subsidiaire du droit pénal en prend un coup. Chaque législature apporte son lot de nouvelles incriminations et de peines, à en avoir le tournis. Sans compter les infractions qui suivent une filière administrative. Même pour les professionnels, la matière est devenue très compliquée.

4. Ce n’est un secret pour personne, la demande de justice ne faiblit pas tandis que les moyens pour y satisfaire demeurent limités.

Les parquets sont de plus en plus sollicités, les tribunaux accusent un retard inquiétant, les prisons sont surchargées. Si tous les délits commis étaient poursuivis, ce serait l’embouteillage assuré et la paralysie du système lui-même.

Par ailleurs, un certain nombre de comportements fautifs ne justifient pas des poursuites parce que l’intervention judiciaire pourrait constituer un remède pire que le mal (par exemple, les faits sont peu graves, ils sont isolés, l’auteur en a compris l’enjeu pour l’avenir et le dommage a été réparé).

5. Les magistrats ont conscience que les citoyens, en général, et les victimes, en particulier, ressentent mal l’absence de réaction après la commission d’une infraction lorsqu’il existe des éléments suffisants à charge d’un auteur. Le classement sans suite d’opportunité est souvent perçu comme une forme de démission, voire de résignation des autorités par rapport à un phénomène dont elles auraient perdu la maîtrise. Il peut générer une impression d’abandon qui provoque à son tour un sentiment d’insécurité. Chez les auteurs d’infraction, l’absence de réponse pénale pour des faits qui peuvent, dès lors, être considérés comme mineurs peut produire un sentiment d’impunité et les amener à des formes d’escalade dans la délinquance.

6. Il faut donc faire des choix, c’est parfois cornélien, mais ceux-ci ne peuvent être laissés complètement à l’appréciation individuelle de chaque magistrat du parquet, à peine d’encourir le reproche légitime d’arbitraire. Ils doivent être encadrés.
Une organisation doit être animée par des valeurs qui expriment la manière dont elle agit. Elles doivent servir de référence à ses membres et traduire le rapport à leur métier, à la société et aux citoyens.

Pour une institution comme le ministère public, qui, chargé de découvrir les auteurs d’infractions et de les poursuivre devant les tribunaux, est investi de pouvoirs importants, il est indispensable que ses magistrats puissent disposer d’un cadre susceptible de guider leurs actions. C’est ce qu’on appelle la politique criminelle, dégagée par le collège des procureurs généraux sous l’autorité du ministre de la justice, comme le prévoit le Code judiciaire.

7. Organe de régulation sociale dans le domaine de la sécurité, le ministère public doit s’attacher à assurer un taux de réponse pénale suffisant et à réduire autant que possible le classement sans suite d’opportunité, même s’il doit fixer des priorités pour prévenir la saturation du système. Ce qu’il fait les plus souvent par voie de circulaires.

8. Certaines infractions portent à ce point gravement atteinte à des valeurs fondamentales qu’elles commandent une répression, indépendamment de l’effet dissuasif ou préventif que celle-ci peut produire : l’absence de réponse pénale serait de nature à menacer les fondements même de notre société. Pas de classement sans suite donc pour les atteintes graves à l’intégrité physique (meurtre, viol), à la santé publique (trafic de stupéfiants), à la dignité de la personne humaine (trafic d’êtres humains), à la propriété (vol à main armée), à l’ordre public (corruption), à la sécurité publique (terrorisme) ou à l’ordre économique (fraudes graves, blanchiment). Le ministère public doit s’attacher à rechercher ces comportements et poursuivre leurs auteurs dans des délais raisonnables.

9. D’autres domaines requièrent davantage une approche en termes de politique criminelle. C’est le cas notamment des violences légères, des menus vols simples, des pratiques du commerce ou du tabagisme, naguère souvent classés sans suite, mais dont la perception de la gravité évolue. C’est aussi, semble-t-il, l’attitude qu’aurait adoptée le Collège des procureurs généraux face au fait que des opérateurs culturels ont décidé de ne pas respecter l’interdiction qui leur a été faite pendant quelques jours, en cette fin décembre 2021, d’ouvrir des lieux culturels.

Aujourd’hui, cette approche stratégique est l’occasion pour les parquets de répondre de manière structurée à une attente sociale devenue prédominante comme les violences faites aux femmes, le harcèlement, les comportements xénophobes, où l’absence de réaction n’est plus acceptée et serait source de désordre et d’accroissement du sentiment d’insécurité.

10. À cet égard, il faut relever que le rôle du parquet ne se limite pas à l’alternative poursuivre devant le tribunal / classer sans suite : c’est aussi une question de politique criminelle de déterminer les types de réponse qui devront être davantage mobilisés en présence d’autres alternatives aux poursuites (notamment la médiation pénale, la transaction, la probation prétorienne, la lettre d’avertissement).

Ces alternatives participent d’une justice axée sur la restauration, symbolique ou matérielle, plus efficace que les poursuites dans l’appréhension de nombreuses formes de petite et moyenne délinquance qui constituent la plus grande partie des classements sans suite d’opportunité, et qui permettent aux parquets de mieux maîtriser les flux.

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