Législation linguistique et contrats de travail internationaux : vers une condamnation de la législation belge ?

par Frédéric Gosselin - 14 août 2012

Les législations applicables en Belgique en matière d’emploi des langues tendent à imposer, avec des variantes, l’usage de la langue régionale, notamment dans les relations sociales au sein des entreprises. Une des raisons avancées depuis plusieurs décennies sur ce point est la nécessité de protéger l’homogénéité linguistique de ces régions.

Un récent avis d’un avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne pourrait mettre à mal ces règles, particulièrement sensibles en Belgique.

Frédéric Gosselin, avocat au barreau de Bruxelles, assistant chargé d’exercices à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste de ces questions, éclaire notre lanterne, en exposant les particularités de l’affaire en question, sachant que l’avis de l’avocat général ne lie pas la Cour elle-même, dont l’arrêt est attendu.

1. Le décret flamand du 19 juillet 1973 réglant l’emploi des langues dans les relations sociales, appelé aussi le « décret de septembre » en raison de sa date de parution, pendant ce mois, en 1973, au Moniteur belge, impose, dès qu’un employeur a son siège d’exploitation dans la région de langue néerlandaise, d’utiliser exclusivement le néerlandais pour toutes les relations sociales (contrat de travail, règlement de travail, lettre de préavis, etc.), qu’elles soient écrites ou orales (la même obligation existe en Communauté française à l’égard des employeurs qui ont leur siège d’exploitation dans la région de langue française).

En l’espèce, une compagnie internationale ayant son siège à Singapour signe avec un ressortissant néerlandais un contrat de travail libellé en anglais, pour réaliser des prestations dans sa filiale belge, localisée en région de langue néerlandaise.

Après quelque temps, l’employé est licencié au moyen d’une lettre rédigée en anglais. Il invoque toutefois la nullité tant du contrat de travail que de la lettre de licenciement qui, établis en anglais, s’avèrent contraires au décret précité imposant l’utilisation exclusive du néerlandais.

Le litige est porté devant le tribunal du travail d’Anvers, qui saisit la Cour de Justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle afin de vérifier la conformité du décret au droit européen, et notamment à la libre circulation des travailleurs.

2. Avant de se prononcer, la Cour de justice reçoit l’avis (les « conclusions ») de l’un de ses huit avocats généraux, qui sont des magistrats chargés de l’éclairer.

Dans ses conclusions présentées le 12 juillet 2012 dans l’affaire dont il est ici question, l’avocat général considère, au regard de la situation transfrontalière particulière de l’espèce, que le décret précité porte atteinte à la liberté de circulation dès lors qu’il est susceptible d’avoir un effet dissuasif envers les travailleurs et les employeurs non néerlandophones en raison des « freins linguistiques » qu’il institue.

Devant la Cour de justice, le Gouvernement belge avait défendu ce décret par un triple motif de protection des travailleurs, d’efficacité des contrôles administratifs et judiciaires, et de défense de la langue officielle. Si ces motifs de justification sont considérés comme parfaitement légitimes par l’avocat général, il conclut néanmoins à leur caractère disproportionné et non nécessaire.

En effet, l’usage obligatoire et exclusif du néerlandais ne peut protéger que les travailleurs qui maîtrisent suffisamment cette langue pour comprendre les communications de leur employeur alors que les travailleurs non néerlandophones seront défavorisés par voie de conséquence. Selon l’avocat général, « la protection effective de toutes les catégories de travailleurs exigerait plutôt que le contrat de travail soit accessible dans une langue que l’employé comprend aisément, de façon à ce que son consentement soit pleinement éclairé et non vicié ». Or la langue véhiculaire commune au travailleur et à son employeur n’est pas forcément la langue officielle du lieu où s’exerce l’activité professionnelle. L’avocat général recommande dès lors une alternative tendant à permettre aux parties d’employer d’autres langues en plus du néerlandais quitte à ce qu’une traduction dans cette langue soit imposée le cas échéant (on relèvera qu’en Communauté française, si l’usage du français est imposé pour les relations sociales, les parties sont libres d’utiliser une langue librement choisie par elle à côté de la rédaction originale des documents en français, ce qui n’est pas le cas dans la législation flamande).

S’agissant d’autre part de la justification relative à l’efficacité des contrôles administratifs et judiciaires, l’avocat général relève que le travail des autorités administratives ou juridictionnelles peut parfaitement être réalisé par la production de traductions des documents de travail en néerlandais sans qu’il soit pour autant nécessaire d’imposer dès le début et pour tous les documents l’usage exclusif du néerlandais.

Enfin, quant à l’argument tenant à la défense de la langue officielle, si l’avocat général reconnaît qu’il s’agit d’un objectif d’intérêt général, il constate néanmoins que le recours à l’usage exclusif du néerlandais n’est pas adéquat pour y répondre, dans la mesure où « il ne saurait être soutenu que la simple rédaction de contrats de travail à caractère transfrontalier dans une langue autre que le néerlandais par quelques entreprises ayant leur siège en Flandre, serait susceptible de menacer la prospérité de l’usage de cette dernière langue ».

L’avocat général en conclut que le décret du 19 juillet 1973 a pour effet que les employés et les employeurs non néerlandophones sont susceptibles d’être découragés d’exercer la liberté de circulation en raison des contraintes linguistiques qu’il impose, cette « barrière linguistique » constituant une entrave à la liberté de circulation qui ne peut être justifiée.

3. La Cour de justice doit encore rendre son arrêt, lequel peut différer de l’avis qui vient de lui être donné par son avocat général, mais on peut déjà épingler que, selon ce dernier, la protection de la langue ne saurait servir de justification valable à une réglementation qui ne permet de prendre en compte ni la volonté des parties à la relation, ni le fait que l’employeur relève d’un groupe international d’entreprise.

En l’espèce, ce dernier élément constitue le mobile déterminant des critiques de l’avocat général. On restera toutefois attentif à l’évolution de la jurisprudence de la Cour de justice sur cette question puisque, depuis 2011 et les arrêts Zambrano et Mac Carthy, elle a opéré un revirement de jurisprudence en acceptant, pour la première fois, que le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne puisse être invoqué dans le cadre de situations strictement internes si un élément de citoyenneté européenne est en jeu.

Votre point de vue

  • mojerry
    mojerry Le 6 février 2014 à 08:49

    tiens, depuis le temps ils ont rendu un avis ?

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  • Observateur
    Observateur Le 30 août 2012 à 16:01

    En civilisation occidentale, et dans les autres, « Quand on est à Rome... on fait comme les Romains » !

    Le « souçi de meilleure compréhension réciproque » doit être fondé sur le respect du lieu et des personnes qui y habitent. « L’État de droit » est à cet égard l’expression de l’État protecteur de ces spécificités.

    Dans l’état actuel du droit international (et/ou des traités qui peinent à s’y substituer provisoirement) le jargon qui sert de vecteur de communication au sein des entreprises apatrides n’a pas à s’imposer là où des gisements de profits ont été repéré.

    Dans cette perspective la contrainte linguistique est équivalente aux autres (civiles, environnementales, sécuritaires, etc.).

    Et si le « capital » n’aime pas il n’a qu’à aller ailleurs... conformément aux « lois du marché » !

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  • skoby
    skoby Le 16 août 2012 à 11:37

    Attendons la suite. On verra si la Cour de Justice protègera à la fois les
    industriels étrangers et les travailleurs soucieux de trouver du travail, ou
    si elle favorisera les politiciens petit esprit, qui n’ont qu’un seul problème :
    défendre l’existence d’une langue qui a tendance à disparaître sur le plan international. Même si on peut regretter ce fait, il est évident que dans un souçi de meilleure compréhension réciproque dans les débats internationaux, il est obligatoire
    de se limiter à un nombre restreint de langues. Qui plus est ,lors de la rédaction de
    rapports. Car en style verbal, il y a toujours les traducteurs.
    Mais pour les documents écrits, il faut choisir.

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Frédéric Gosselin


Auteur

Conseiller d’État
Maître de Conférences à l’Université libre de Bruxelles

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