1. Dans le contexte actuel de mise en cause de la justice, l’initiative du Conseil supérieur de la justice mérite d’être saluée.
L’enjeu est fondamental et l’on aurait tort de le sous-estimer.
Parmi nos préoccupations, figure avant tout l’accès à la justice. Cette accessibilité se traduit bien évidemment par la question du coût de la justice, des délais dans lesquels elle est rendue, des facilités ou au contraire des difficultés de procédure pour rencontrer un juge. Le coût d’un acte de procédure, les honoraires d’un avocat, la fermeture de bâtiments judiciaires, l’absence d’un magistrat, tout ceci a une incidence sur le fonctionnement de la justice et la perception qu’en aura la population. Mais que serait la justice si, une fois en face de son avocat ou de son juge, le citoyen ne comprend pas ce qui lui est dit, n’a pas le sentiment d’être compris ou reçoit une décision qui est illisible ?
2. Le Conseil supérieur de la justice a travaillé sur la base des résultats de son dernière baromètre de la justice, établi en 2014. Ce dernier indiquait que 61 % des citoyens faisaient confiance à la justice, alors que ce degré de confiance s’élevait à 91 % pour l’enseignement et 81 % par la police. Une des explications de ce moins bon score tenait aux difficultés de comprendre le langage utilisé par les acteurs judiciaires. Le Conseil supérieur de la justice prend d’ailleurs appui sur un sondage plus récent pour confirmer ce constat, qui est partagé par les avocats, les magistrats et les juristes eux-mêmes !
3. Bien sûr, chaque milieu professionnel a son langage. Mais le Conseil supérieur de la justice rappelle à juste titre que le pouvoir judiciaire est un pilier de l’État de droit, c’est un des trois pouvoirs, et ceci l’oblige à être clair et compréhensible.
Prenant appui sur les recommandations émises par le Conseil Consultatif des Juges Européens en 2005, il rappelle que « Toute décision de justice doit être intelligible, rédigée dans un langage clair et simple, condition essentielle pour qu’elle soit comprise des parties et du public ».
La clarté est donc une obligation.
Elle est aussi une vertu : elle est pédagogique. On ne peut plus dire que « Nul ne peut ignorer la loi » tant celle-ci est complexe. Mais que serait la loi si le citoyen qui l’a transgressée a comparu devant un juge qui ne le comprend pas et qu’il ne comprend pas ? La loi serait alors ignorée, non comprise mais en outre source d’indignation, de colère.
Il ne peut être question de respecter un prescrit, si celui-ci n’est pas compris, ni dans son principe, ni dans les valeurs dont il est porteur.
4. Rien ne vaut un petit exemple : le Code pénal définit le vol comme la soustraction frauduleuse d’une chose que ne nous appartient pas. Si l’on s’en tient au langage judiciaire, un prévenu sera accusé d’avoir frauduleusement soustrait une voiture appartenant à autrui, ce qui veut simplement dire qu’il est accusé d’avoir volé cette voiture. Est-on certain qu’il comprendra tout, dans l’écrit qui le convoque avec ces mots ?
Et si le juge se contente de lui dire « Monsieur, vous être prévenu d’avoir à ..., le ..., frauduleusement soustrait le bien d’autrui, c’est-à-dire en l’espèce un véhicule de marque ... au préjudice de X, avec la circonstance aggravante que .... et en étant en état de récidive légale. Reconnaissez-vous cette prévention ? », est-on certain que, sans un petit mot d’explication, cet homme comprendra avec précision ce qui lui est reproché et ce qu’il encourt ?
5. C’est pourquoi le Conseil supérieur de la justice rappelle aux professionnels du droit qu’ils doivent s’adapter à leur destinataire.
Cette préoccupation nous paraît essentielle : il faut qu’une personne confrontée à la justice comprenne son avocat, puisse répondre aux questions posées par un procureur du Roi, soit capable de comprendre le jugement rendu dans son dossier.
Le succès des modes alternatifs de résolution des litiges, tels que la médiation, repose d’ailleurs aussi sur cette exigence de clarté : l’un des piliers de ces méthodes repose sur l’écoute active, c’est-à-dire une écoute attentive à chaque mot et chaque attitude, et sur une reformulation de ce qui a été dit. En d’autres termes : « Je vous ai écouté, voici ce que vous m’avez dit, est-ce que j’ai bien compris ? ». Écouter, reformuler, valider. Ces trois étapes, pourquoi échapperaient-elles au pouvoir judiciaire ?
6. À cet égard, le Conseil supérieur de la justice s’appuie sur les études du « Common European Framework of Reference for Languages : Learning, Teaching, Assessment » faites par le Conseil de l’Europe, qui méritent d’être citées, tant les chiffres sont éloquents :
« Des études scientifiques portent sur le niveau linguistique général au sein d’un pays (sans tenir compte du degré d’érudition juridique).
Nous pouvons partir du principe que la plupart des professionnels du droit pratiquent le niveau linguistique le plus élevé, le niveau C2, qui n’est compris que de 5 % de la population.
Celui qui utilise un langage de niveau B1, atteindrait 80 % de la population.
Les personnes ayant un niveau B1 comprennent des textes principalement écrits en des termes largement répandus. Mais ils comprennent également un langage plus difficile s’ils s’y trouvent souvent confrontés, par le biais de leur travail ou d’un hobby, par exemple. Souvent, ils n’ont pas de connaissance préalable du système judiciaire, du rôle joué par chaque acteur de la justice ou de la procédure à suivre.
Les professionnels du droit doivent donc tenter d’adapter leur communication à ce groupe cible étendu. Dans les grandes lignes, il s’agit (du niveau linguistique) des élèves du premier degré de l’enseignement secondaire.
Ce niveau linguistique demeure trop élevé pour certains justiciables. C’est la raison pour laquelle un travail sur mesure demeure crucial : le professionnel du droit doit s’efforcer de discerner ce que le justiciable concerné comprend ou non, et adapter en conséquence sa manière de communiquer ».
7. Le constat est sans appel : ce ne sont donc pas les citoyens qui, d’une manière générale, ne comprennent pas le langage des juristes, mais au contraire les acteurs du judiciaire qui utilisent un langage non-ordinaire.
Par conséquent, c’est au juriste à s’adapter, et pas l’inverse.
Comme en haute couture, le professionnel du droit doit travailler sur mesure. C’est à cette condition, et à elle seule, qu’il gardera sa crédibilité et sa valeur ajoutée, notamment à l’heure de l’intelligence artificielle.
Comme le souligne très justement le Conseil supérieur de la justice,
« Les huissiers de justice sont généralement en première ligne pour donner des explications orales sur le système juridique et la procédure, et ils le font très bien. Il n’en demeure pas moins que les documents écrits dont ils assurent la délivrance doivent être rédigés de manière claire et accessible.
Les avocats rédigent des conclusions pour convaincre le juge, mais ne doivent pas pour autant oublier que la teneur de leur argumentation doit également être compréhensible pour leurs clients. Quant au magistrat, il ne peut se retrancher derrière l’avocat en partant du principe que ce dernier expliquera au justiciable ce qui a été décidé dans son affaire ».
8. Dans ce contexte, le Conseil supérieur de la justice a émis plusieurs recommandations à l’intention des professionnels du droit, qui vont de la rédaction de textes de loi plus lisibles à la formation généralisée pour un langage plus clair à destination des étudiants et professionnels du droit.
Elles passent notamment par un travail de base sur les circuits informatiques ou rappellent encore la nécessité de conscientiser tous les maillons de la chaîne judiciaire sur l’importance et exigence d’un langage clair, notamment en créant des groupes de travail à chaque niveau.
Car, comme le souligne le Conseil supérieur de la justice, la justice est l’affaire de tous ses acteurs : le langage accessible ne concerne pas seulement les magistrats, avocats et huissiers de justice, mais aussi le personnel d’accueil et du greffe, les secrétaires de parquet, les informaticiens, etc.
9. Ces recommandations sont disponibles sur le site internet du Conseil supérieur de la justice et s’appuient sur plusieurs initiatives prises dans le domaine juridique et qui tendent à améliorer la compréhension de la justice, parmi lesquelles notamment l’édition d’un livre « Dire le droit et être compris » par l’Association syndicale des magistrats, dont nous rendrons compte prochainement.
10. Cette démarche, qui tend à rapprocher le citoyen de la loi, de la justice, de ses institutions, de ses acteurs, c’est précisément celle qui nous anime depuis toujours dans Justice-en-ligne et Questions-Justice.
En nous adressant à vous, nous n’avons pas la prétention de tout savoir, de tout expliquer. Mais nous espérons chaque jour vous informer et vous aider à mieux comprendre comment fonctionne notre système judiciaire, qui en sont les acteurs, quelles alternatives peuvent être proposées, etc.
L’initiative du Conseil supérieur de la justice, qui porte haut cette préoccupation, doit donc être applaudie.
Votre point de vue
Nadine Le 5 juillet 2018 à 15:28
"4. Rien ne vaut un petit exemple : le Code pénal définit le vol comme la soustraction frauduleuse d’une chose que ne nous appartient pas. Si l’on s’en tient au langage judiciaire, un prévenu sera accusé d’avoir frauduleusement soustrait une voiture appartenant à autrui, ce qui veut simplement dire qu’il est accusé d’avoir volé cette voiture. Est-on certain qu’il comprendra tout, dans l’écrit qui le convoque avec ces mots ?"
Rassurez-moi, il s’agit d’une plaisanterie. Si ce n’est à vos lecteurs, à qui d’autres est donc adressé votre "petit exemple" suintant de fatuité ?
6. À cet égard, le Conseil supérieur de la justice s’appuie sur les études du « Common European Framework of Reference for Languages : Learning, Teaching, Assessment » faites par le Conseil de l’Europe, qui méritent d’être citées, tant les chiffres sont éloquents :
« Des études scientifiques portent sur le niveau linguistique général au sein d’un pays (sans tenir compte du degré d’érudition juridique). Nous pouvons partir du principe que la plupart des professionnels du droit pratiquent le niveau linguistique le plus élevé, le niveau C2, qui n’est compris que de 5 % de la population.".
– Vous vous référez à "des études scientifiques" portant sur le niveau linguistique général d’un pays, lesquelles sont illustrées "de chiffres éloquents". Fort bien.
Je vous remercie de nous indiquer par retour quels sont ces chiffres éloquents mais surtout quels sont les critères scientifiques qui ont consacré les études auxquelles vous vous référez.
En effet, personne n’ignore que si critères "scientifiques" il y a, pour avoir valeur de référence ceux-ci doivent avoir été approuvés par des commissions idoines préalablement à leur publication.
– Les pages 19 à 22, 25 à 28, 30 à 44, 46 à 265 ne font pas partie de la section consultable. Merci de nous dire pourquoi. Où peut-on les consulter ?
– Quand on clique sur "à propos de ce livre" (édité en 2001) et sur les "2 commentaires 5 étoiles (!)" de la version papier du livre afin d’en prendre connaissance, il est spécifié "Aucun commentaire n’a été trouvé aux emplacements habituels". A défaut de consultation préalable, où peut-on se procurer la version papier de cet ouvrage ?
Merci de votre très aimable attention.
Pierre Vandernoot Le 10 décembre 2018 à 16:51
Message de l’équipe de Justice-en-ligne : toutes les références citées par l’auteur proviennent du rapport commenté. Il y est renvoyé.
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skoby Le 10 juillet 2018 à 17:01
Je partage assez bien l’avis de Madame Gisèle Tordoir ! De plus il me paraît
nettement plus important que la Justice rattrape son retard tellement
important que la population concernée par un procès se sent lésée. De plus,
il arrive trop souvent que le (la) Juge ne connaisse même pas son dossier.
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Gisèle Tordoir Le 7 juillet 2018 à 15:40
"Cette préoccupation que le CSJ porte haut…" (sic) ressemble, à s’y méprendre, à un programme électoral, à savoir : des promesses, des projets, plein de bonnes intentions mais si peu d’actions et donc de résultats…Paroles, paroles, paroles...Cela tient presque du miroir aux alouettes...L’enfer, lui-même, n’est-il pas pavé de bonnes intentions ???L’absence d’exécution et/ou la mauvaise réalisation de ces intentions mènent à l’enfer et droit dans le mur...
Qu’en est-il, par ailleurs, de l’accès au droit pour tous annoncé en mai 2017 (force d’articles dans la presse) pour 2018 ???Où cela coince-t-il encore ?
A quoi sert un langage compréhensible si pas possible d’accéder à ce langage ??? "Dire le droit et être compris" (sic) Dire le droit à qui ??? et Etre compris par qui ???
"La clarté est donc une obligation."(sic) Certes...Mais aussi et surtout l’exemplarité du magistrat...Et là, on est loin du compte ! Qu’en est-il, en effet, du guide pour les magistrats ? A quoi sert-il ? Sert-il seulement ???Certains magistrats font honte à la profession, jettent l’opprobre sur le monde judiciaire et donnent une image négative de la justice.
Le professionnel du droit n’a qu’à bien se tenir à l’aube de l’émergence de l’intelligence artificielle.
Je n’applaudirai l’initiative du CSJ que quand elle sera effective et réussie !
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