Le contexte
1. La décision rendue le 10 juillet 2025 par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles concerne une cycliste qui s’était vu assigner le sexe masculin à la naissance et qui, après une dizaine d’opérations chirurgicales – dont une gonadectomie (ablation des testicules) et une vaginoplastie (construction d’un vagin) –, était désormais de sexe féminin et s’identifiait comme étant de genre féminin.
2. Préliminairement à l’analyse de cette décision, il importe de préciser que, depuis l’adoption de la loi du 25 juin 2017 ‘réformant des régimes relatifs aux personnes transgenres en ce qui concerne la mention d’une modification de l’enregistrement du sexe dans les actes de l’état civil et ses effets’, entrée en vigueur le 1er janvier 2018, le droit belge n’exige plus, comme auparavant, de passage par l’opération chirurgicale de conversion sexuelle et de stérilisation pour que le changement de sexe d’une personne soit acté sur les registres de l’état civil. La seule « conviction que le sexe mentionné dans son acte de naissance ne correspond pas à son identité de genre vécue intimement » suffit à obtenir un tel changement.
3. Il reste qu’en l’espèce, la question était indépendante des registres de l’état civil puisqu’elle concernait la possibilité de participer à des courses cyclistes et dépendait dès lors des règles de l’Union cycliste internationale.
Les principaux faits
4. Pour l’année 2019, la cycliste demanderesse s’était vu délivrer une licence dans la catégorie « femmes Master » par une fédération cycliste francophone belge se rattachant à l’Union cycliste internationale, lui permettant de participer aux courses de cette catégorie durant l’année en question.
Le 1er mars 2020, un nouveau chapitre avait été inséré dans le règlement par l’Union cycliste internationale à propos des « règles d’éligibilité pour les athlètes transgenres », avec application à l’ensemble des fédérations cyclistes y adhérant. Parmi ces règles, figuraient une série d’exigences relatives aux taux maximaux de testostérone à respecter pendant un certain laps de temps notamment.
L’intéressée s’était ensuite vu délivrer une licence « dames Elites » pour les années 2022 et 2023.
5. Le 29 avril 2023, elle participa à une course « Gran fondo » ? à laquelle elle termina deuxième et se qualifia pour le championnat mondial « Gran fondo » de 2023.
Le 3 mai 2023, elle fut contactée par la direction de l’union cycliste concernée ? à laquelle elle envoya l’ensemble des documents dont elle disposait pour prouver l’adéquation de son taux de testostérone avec le règlement.
Néanmoins, entretemps, les règles ont à nouveau été modifiées au niveau international et, depuis le 17 juillet 2023, il est exigé que la personne ait entamé sa transition avant sa puberté pour pouvoir participer à une compétition dans la catégorie féminine, en plus de la preuve d’un taux de testostérone inférieur à 2,5 nmol/L.
L’intéressée se vit délivrer une licence « dames Elites » pour l’année 2024 ? mais cette licence lui fut ensuite retirée en raison du commencement trop tardif de sa transition par rapport aux règles désormais en vigueur.
La cycliste introduisit alors une action en cessation contre ce retrait de licence devant le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
Le contenu de la décision (l’« ordonnance ») du Tribunal
6. Dans la mesure où le sport est une matière culturelle visée à l’article 4, 9°, de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980, le Tribunal a considéré, dans son analyse de la discrimination invoquée, que ce n’était pas la loi fédérale du 10 mai 2007 (tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes) qui était d’application mais bien le décret de la Communauté française du 12 décembre 2008 ‘relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination’. Plus précisément, l’article 50 du décret permet aux victimes de discrimination d’introduire une action en cessation, en l’occurrence auprès du président du tribunal de première instance.
7. Dans sa décision, le Tribunal rejette, en premier lieu, le déclinatoire de juridiction qui était invoqué par la fédération cycliste. Celle-ci estimait que seuls les tribunaux sportifs seraient compétents pour trancher le litige, et ce, en vertu de la Convention de Lugano II.
Selon le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, une telle clause attributive de compétence est contraire à l’article 43 du décret du 12 décembre 2008 ainsi qu’à l’ordre public international belge, c’est-à-dire aux règles les plus fondamentales du droit belge.
8. Au niveau du fond, dans son ordonnance, le Tribunal de première instance rappelle d’abord que le décret de 2008 transpose plusieurs directives européennes et que la « transition médicale ou sociale » constitue désormais un critère protégé par la législation anti-discrimination au même titre que le sexe, la grossesse, la maternité, etc.
S’agissant de l’exigence du commencement de la transition avant la puberté, le Tribunal constate qu’elle poursuit l’objectif légitime au sens du décret de 2008 d’« assurer l’équité dans les compétions féminines sportives ».
En revanche, en ce qui concerne la question de savoir si un tel moyen est approprié, le Tribunal répond par la négative en constatant qu’il « n’est pas scientifiquement établi que les compétitions féminines de cyclisme qui accueillent tant des femmes cisgenres que des femmes transgenres posent un problème d’équité sportive », ce qui constitue donc une discrimination contraire au décret de 2008.
En outre, à supposer qu’un tel moyen puisse être considéré comme approprié, le Tribunal estime qu’il ne peut être considéré comme un moyen nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi en ce qu’il existe des mesures moins attentatoires au droit à l’épanouissement personnel des personnes transgenre garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, il est particulièrement attentatoire d’exiger d’avoir entamé sa transition avant la puberté, c’est-à-dire avant douze ans, âge auquel personne ne dispose de la maturité nécessaire à cet égard. Le Tribunal estime donc que la condition de n’avoir « connu ‘aucun stade de la puberté masculine au-delà du stade 2 de Tanner ou après l’âge de 12 ans (selon la première de ces éventualités)’ pour atteindre son but d’assurer l’équité dans les compétitions féminines de cyclisme est irréaliste et aboutit en définitive à exclure toutes les femmes transgenres desdites compétitions ». Selon le tribunal, cette condition va au-delà de ce qui est nécessaire pour réaliser le but poursuivi et constitue une discrimination contraire au décret de 2008.
En conséquence, le tribunal de première instance ordonne la cessation de la discrimination et condamne la fédération cycliste défenderesse à verser une indemnisation à la cycliste demanderesse.
Les droits de l’enfant également concernés
9. Si cette décision est inédite et constitue une étape importante dans la lutte contre les discriminations subies par les personnes transgenre – en l’occurrence dans le milieu sportif –, elle est également essentielle en matière de protection des droits de l’enfant.
En effet, les règles prévues par l’Union cycliste internationale sont particulièrement insécurisantes – voire dangereuses – en ce qu’elles exigent d’interrompre le processus de puberté avant-même qu’il ait commencé. Une telle exigence est en outre à contre-courant des recommandations actuelles des droits humains, qui prônent l’évitement des traitements forcés de chirurgie de conversion ou de conformation sexuelle sur les enfants.