1. Par un arrêt du 13 octobre 2022 dans une affaire originaire de Belgique, la Cour de justice de l’Union européenne s’est une nouvelle fois prononcée dans la matière, toujours sensible, du port du voile ou de signes religieux au travail, au sein d’un employeur privé (C.J.U.E., 13 octobre 2022, n° C 344/20, L.F. c. S.C.R.L., ECLI:EU:C:2022:774).
Pour un aperçu plus complet de affaires soulevant ce type de question, en Belgique et dans les pays voisins, il est renvoyé à l’article de L. Vanbellingen, « La neutralité comme réponse restrictive de l’employeur aux expressions religieuses des travailleurs », Revue de droit social, 2022/4, p. 387. Justice-en-ligne a également publié des articles sur ce thème, que l’on trouvera dans son dossier thématique « La liberté de religion et la laïcité ». S’agissant du secteur public, le Tribunal du travail de Bruxelles, dans une affaire ayant défrayé la chronique, non seulement judiciaire mais également politique, et suscité l’intérêt de la presse grand public, a prononcé une ordonnance de référé le 3 mai 2021 (Journal des Tribunaux du travail, 2021, p. 318), commenté par Jean-François Neven sur ce site.
2. Les faits qui ont donné lieu à cet arrêt récent de la Cour de justice sont relativement simples.
La requérante était étudiante en bureautique et avait adressé une candidature à la société défenderesse en vue d’y accomplir un stage non rémunéré de six semaines dans le cadre de sa formation. Après un entretien positif, les responsables de la société ont demandé à l’intéressée si elle pouvait accepter de se conformer à la disposition du règlement de travail qui prévoyait que les travailleurs s’engeaient au respect d’une neutralité stricte et à ne manifester en aucune manière, notamment en paroles ou en matière vestimentaire, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques. La candidate a indiqué aux responsables de la société qu’elle refuserait d’enlever son foulard et de se conformer à cette règle, ce qui a mené la société à ne pas prendre sa candidature en considération.
Après une nouvelle demande de stage rejetée pour le même motif, l’intéressée a saisi le Tribunal du travail francophone de Bruxelles d’une action en cessation, faisant valoir qu’elle était victime d’une discrimination, directe ou indirecte, reposant sur la conviction religieuse. L’action en cessation, dans ce contexte, est la procédure judiciaire que les lois anti-discrimination permettent aux personnes s’estimant victimes d’une discrimination d’introduire devant un tribunal pour faire cesser celle-ci.
3. Le tribunal du travail, après avoir considéré que le litige relevait du domaine des relations de travail, a interrogé la Cour de justice de l’Union européenne, lui posant une triple question préjudicielle relative à la portée de la directive européenne 2000/78/CE du 27 novembre 2000 4portant création d4un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail’. Cette directive promeut en effet l’égalité de traitement dans les conditions d’emploi et de travail et prohibe les discriminations, directes ou indirectes, fondées notamment sur la religion, ce tant dans le secteur public que privé.
4. Parmi les trois questions posées à la Cour de Luxembourg, la troisième était sans doute la plus centrale, même si elle avait trait à une problématique déjà abordée par la Cour de justice, puis par la Cour de cassation belge à sa suite (Cass., 9 octobre 2017, RG S.12.0062.N, Pasicrisie, n° 531 ; Revue de jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2018, p. 118 et observations de F. Kéfer et R. Linguelet, « L’affaire Achbita c. G4S Secure Solutions : le suspense continue ») ; cet arrêt a été présenté sur Justice-en-ligne dans l’article suivant : H. Mormont, « Discrimination et port du foulard au travail dans le secteur privé : la Cour de cassation dans le sillage de la Cour de justice de l’Union européenne ».
Il s’agissait de celle de savoir si la règle interne à une entreprise privée interdisant à ses travailleurs de manifester leurs convictions religieuses au travail est constitutive d’une discrimination directe ; il est à noter que le tribunal du travail assortissait cette question d’un grand nombre de sous-questions et de comparaisons, notamment entre religions selon qu’elles imposent l’extériorisation des convictions de leurs adhérents, entre fidèles selon qu’ils estiment devoir manifester publiquement leur croyance commune, entre convictions affichées selon qu’elles sont religieuses ou non, entre signes convictionnels selon qu’ils sont vestimentaires ou d’une autre nature, etc.
5. Par ses arrêts antérieurs, la Cour de Luxembourg avait déjà donné une réponse globalement négative à cette question.
6. Ainsi, par des arrêts du 14 mars 2017 [G4S Secure Solutions (dit encore « arrêt Achbita », du nom de la requérante, n° C 157/15, Samira Achbita et Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. G4S Secure Solutions NV) et Bougnaoui (n° C 188/15, Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH) c. Micropole SA), la Cour avait affirmé tout d’abord que l’article 2, paragraphe 2, a), de la directive 2000/78/CE devait être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions. Cet arrêt a été présenté sur Justice-en-ligne par l’article suivant : J. Ringelheim, « Une entreprise privée peut-elle interdire à ses salariées de porter le foulard au travail ? La réponse de Cour de justice de l’Union européenne ».
La Cour avait justifié cette solution par le fait que, dans la première affaire, la règle considérée traitait de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes, sans que les parties requérantes fassent l’objet d’un sort spécifique.
Dans l’affaire Bougnaoui, la Cour avait relevé l’existence d’une discrimination directe parce que l’injonction de ne pas porter le foulard était individuelle et ne procédait pas d’une règle générale. Elle a alors indiqué que cette discrimination directe ne pouvait être justifiée que pour les « entreprises de tendance », c’est-à-dire celles dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, comme une Église, un syndicat ou un parti politique, ou en cas d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante », ce que ne sont pas les simples souhaits émis par les clients de l’employeur.
La Cour avait toutefois précisé par les mêmes arrêts qu’une une règle interne d’une entreprise privée, bien que générale et non directement discriminatoire, est par contre susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, paragraphe 2, b), de la directive s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. S’agissant d’une distinction indirecte, la Cour a rappelé qu’elle pouvait toutefois ne pas être discriminatoire à condition d’être objectivement justifiée par un but légitime — tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse — et que les moyens de réaliser cet objectif soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient au juge national saisi de l’affaire de vérifier. La Cour de Luxembourg avait donné un certain nombre d’indications à cet égard exposant : 1) que le fait pour une entreprise d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse doit être considérée comme légitime, 2) que le fait d’interdire aux travailleurs le port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses est apte à assurer la bonne application d’une telle politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique et 3) qu’il il convient de vérifier si cette interdiction se limite au strict nécessaire, notamment si elle vise uniquement les travailleurs qui sont en relation avec les clients.
7. De même, par un arrêt du 15 juillet 2021 (n° C 804/18 et C 341/19, IX c. WABE eV et MH Müller Handels GmbH c. MJ), la Cour de justice de l’Union a été confrontée à la situation d’entreprises allemandes interdisant également l’expression de convictions religieuses telles que le port du foulard islamique.
La Cour a répété qu’une règle interne comportant une telle interdiction ne constitue pas une discrimination directe dès lors qu’elle vise indifféremment toute manifestation de telles convictions et traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de signes convictionnels. Elle a ajouté que les désagréments particuliers subis par les travailleurs qui observent des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire ne modifient pas cette appréciation. En d’autres termes, le fait que l’interdiction frappe davantage les fidèles de certaines religions ou convictions que ceux ayant d’autres croyances est indifférent.
Par contre, la Cour a indiqué qu’une interdiction qui est limitée au port de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ostentatoires et de grande taille est susceptible de constituer une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions dans le cas où ce critère de taille est indissociablement lié à une ou plusieurs religions ou convictions déterminées. Ainsi, l’interdiction de signes de grande taille, visant le foulard islamique mais épargnant de petites croix chrétiennes, pourrait bien être discriminatoire.
Interrogée également sur la justification d’une distinction indirecte, la Cour a confirmé les conditions énoncées par les arrêts du 14 mars 2017. Elle a toutefois précisé que la simple volonté d’un employeur de mener une politique de neutralité, bien que constituant un objectif légitime, ne suffit pas, comme telle, à justifier de manière objective une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions. Le caractère objectif d’une telle justification ne peut être accepté qu’en présence d’un besoin véritable de cet employeur, qu’il lui incombe de démontrer. Elle a ajouté qu’il peut à cet égard être tenu compte notamment des droits et des attentes légitimes des clients ou des usagers. Il en est ainsi, par exemple dans le cas d’une crèche, du droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques et de leur souhait de voir leurs enfants encadrés par des personnes ne manifestant pas leur religion ou leurs convictions lorsqu’elles sont en contact avec les enfants. La Cour a précisé qu’une telle situation devait être distinguée de cas dans lesquels par exemple le licenciement d’une salariée était intervenu à la suite d’une réclamation d’un client dans une entreprise ordinaire et en l’absence de règle interne de cette entreprise, comme dans l’affaire Bougnaoui.
8. On le voit, ces arrêts — dont le dernier n’était pas connu du tribunal du travail de Bruxelles au moment où il a interrogé la Cour de Luxembourg — avaient déjà balisé la matière, quand bien même ils ne sont pas sans poser certaines questions quant au principe et au fondement théorique de l’importation de l’objectif de neutralité de l’État et des services publics vers la sphère de l’entreprise commerciale. À ce sujet, il est renvoyé à l’article précité de L. Vanbellingen (p. 387) et aux articles suivants : P. Dorssemont, « Hof van Justitie bevestigt Achbitadoctrine, maar genuanceerd », De Juristenkrant, 13 octobre 2021, p. 2 ; F. Dorssemont, « Vrijheid van religie voor werknemers. Nog mogelijk in het post-Achbita-tijdperk ? », Nieuw juridisch Weekblad, 2021, p. 750 ; J. Mouly, « La CJUE et le voile dans l’entreprise privée : le recul de la protection contre les discriminations », Rec. Dalloz, 2017, p. 948 ; L. Van Bunnen, « La contribution de la Cour de justice de l’Union européenne à la protection des droits de l’Homme et la question du port du voile islamique », Revue critique de jurisprudence belge., 2018, p. 91. D’autres auteurs, davantage partisans d’une approche plus « exclusive » de la neutralité, se réjouissent par contre ouvertement de cette jurisprudence : M. Uyttendaele, « La neutralité d’apparence n’est pas discriminatoire, la Cour du Luxembourg l’affirme sans ambage », Revue de jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2021, p. 1255 ; G. Ninane, « La Cour de justice de l’Union européenne et le principe de neutralité de l’entreprise », Revue de jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2017, p. 805 ; D. Berlin, « Le voile islamique n’est finalement qu’un signe religieux », La Semaine juridique, 2022, n° 4.344, 1240.
9. Sans surprise, la Cour de justice de l’Union européenne a maintenu son cap dans l’arrêt du 13 octobre 2022.
Après avoir rappelé l’enseignement de ses arrêts précédents, la Cour de justice a relevé qu’elle était saisie d’une situation dans laquelle la règle interne à l’entreprise interdisait le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Elle a également constaté qu’il n’était pas allégué que la société concernée n’aurait pas appliqué le règlement de travail en question de manière générale et indifférenciée ou que la requérante aurait été traitée différemment de tout autre travailleur qui aurait porté de manière visible des signes convictionnels.
La Cour en a déduit l’absence d’une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions.
Elle a conclu l’examen de cette question préjudicielle en rappelant une nouvelle fois la nécessité pour le juge de renvoi de vérifier également l’existence d’une possible discrimination indirecte au regard des critères désormais habituels et notamment en constatant le besoin véritable de l’employeur de mener une politique de neutralité et l’absence d’un détournement d’une telle politique au détriment de travailleurs observant des préceptes religieux imposant d’adopter une certaine tenue vestimentaire.
10. Outre cette question préjudicielle, la Cour de Luxembourg était également interrogée, de manière plus technique, sur la question de savoir si la religion et les convictions forment, au sens de l’article 1er de la directive 2000/78, deux facettes d’un même critère protégé ou deux critères protégés différents.
L’enjeu de cette première question préjudicielle a trait à la comparaison des situations en vue de constater une éventuelle discrimination. En choisissant la première option, le groupe de référence à examiner pour apprécier l’existence d’une différence de traitement serait élargi : il comprendrait toutes les personnes professant des convictions quelles qu’elles soient, auxquelles il conviendrait de vérifier que la règle incriminée s’applique. À l’inverse, retenir la religion comme un critère autonome et distinct des autres convictions amènerait à examiner l’application uniforme de la règle interne à l’entreprise aux seuls travailleurs exprimant des convictions religieuses.
Renvoyant à son arrêt du 15 juillet 2021, la Cour a opté pour la première de ces options, jugeant que l’article 1er de la directive 2000/78/CE doit être interprété en ce sens que les termes « la religion ou les convictions » y figurant constituent un seul et unique motif de discrimination couvrant tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles. La Cour a justifié cette exigence d’interprétation uniforme des critères protégés contre la discrimination précisément par des motifs d’égalité de traitement : il s’agit selon elle d’éviter une protection segmentée et variant selon le sous-groupe auquel appartiennent les travailleurs.
11. La deuxième question posée à la Cour, qui découlait directement de la première que l’on vient d’évoquer, était celle de savoir si, dans l’option d’un critère unique englobant religion et autres convictions, la directive faisait obstacle à une interprétation inverse des dispositions de droit interne qui la transposent, ce au titre de disposition nationale plus favorable.
La Cour a répondu par l’affirmative, estimant que l’article 1er de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que des dispositions nationales assurant la transposition de cette directive dans le droit national, qui sont interprétées en ce sens que les convictions religieuses et les convictions philosophiques constituent deux motifs de discrimination distincts, puissent être prises en compte en tant que dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans ladite directive.
12. On le voit, l’arrêt commenté est essentiellement un arrêt de confirmation, par lequel la Cour de Justice de l’Union réaffirme sa position initiée en 2017 et affinée en 2021.
En quelques mots, cette jurisprudence se résume comme suit.
La règle interne à une entreprise privée qui interdit le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses n’est pas constitutive de discrimination directe pour autant que cette règle s’applique, effectivement et concrètement, de manière générale et indifférenciée, à tous les travailleurs et sans distinguer selon les signes convictionnels. En cas de discrimination directe, celle-ci ne pourra être justifiée que dans le chef des « entreprises de tendance » ou en cas d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante ».
Cette règle interne à l’entreprise est toutefois susceptible de constituer une discrimination indirecte si, en apparence neutre, elle entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Pour conclure à l’absence de discrimination en ce cas, il appartient à l’employeur d’établir que cette pratique, plutôt que de masquer une politique de traitement différencié, est objectivement justifiée par un but légitime, tel que la poursuite d’une politique de neutralité — elle-même commandée par un besoin véritable et démontré — et que les moyens mis en œuvre pour réaliser ce but sont appropriés et strictement nécessaires.
On le voit, si la question de la discrimination directe est désormais assez largement clarifiée, celle d’une possible discrimination indirecte reste sujette à controverses et à discussions au cas par cas, qu’il appartient aux juges des États membres de trancher.