De Nuremberg à Gaza : la nécessité d’un jugement éthique sur le droit par les praticiens du droit

Réflexions au départ d’un ouvrage de Manuela Cadelli

par Marie-Françoise Rigaux - 24 juin 2024

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Les Éditions Anthemis ont publié à la fin 2023 un opuscule de Manuela Cadelli, Nuremberg 1947 : le poignard de l’assassin sous la toge du magistrat (Limal, Anthemis, 2023, 26 p.), qui est un tiré à part de son article paru sous le même titre dans la revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 136, 1er octobre 2023, pp. 919 et s.

Voici les réflexions que sa lecture a inspirées à Marie-Françoise Rigaux, référendaire émérite à la Cour constitutionnelle de Belgique et professeure émérite à l’Université Saint-Louis Bruxelles

1. L’opuscule publié sous la signature de Manuela Cadelli s’inscrit dans le combat que cette juge au Tribunal de première instance de Namur mène, depuis des années, avec courage et détermination, pour que soit respecté par les magistrats belges et les institutions politiques chargées du pouvoir judiciaire un véritable droit d’accès à la Justice pour tous les citoyens. Avec une majuscule.

2. Cette fois, elle délocalise son projecteur et remonte le temps pour rappeler comment, après avoir fait le procès des dignitaires nazis et des médecins du Reich, les autorités militaires américaines ont poursuivi à Nuremberg, du 5 mars au 4 décembre 1947, quatorze juristes et neuf magistrats ayant siégé dans les juridictions d’exception, depuis l’instauration de l’État nazi jusqu’à l’anéantissement de celui-ci après qu’y furent commis les pires atteintes aux droits humains.
Une véritable « idéologie génocidaire » (p. 8) s’était imposée, portée par des juristes réputés dont Carl Schmitt fut l’un des thuriféraires les plus connus. « Penseur majeur des fondements juridiques du régime nazi » (ibid.), cet éminent constitutionnaliste usa de tout son savoir-faire pour démontrer que le Führer était le justicier suprême, permettant ainsi l’instauration et la consolidation du régime nazi, tout en ne s’embarrassant pas de la Constitution de Weimar, l’une des plus démocratiques à l’époque, adoptée en 1919 à l’issue de la première guerre mondiale.
Ainsi, bien avant l’exterminations des juifs, Carl Schmitt a justifié que le droit positif allemand sépare, en deux groupes irréconciliables, les êtres humains appartenant à la société étatique et tous les autres, qui furent soumis à un régime particulier : les Tsiganes, les opposants politiques, les handicapés, les Témoins de Jéhovah, la Bekennende Kirche et les citoyens allemands de confession juive. Et ce, sous prétexte de forger l’unité du peuple allemand au nom d’une idéologie que l’on a pu qualifier de « darwinisme social ».

3. Certes, il faut admettre qu’il était peut-être plus facile pour les professeurs de droit de se taire (ce qui ne fut pas le cas de Carl Schmitt) que pour les juges, qui étaient amenés à se prononcer dans des litiges concrets.
« Le système judicaire », précisa Hitler dès 1933, « doit en premier lieu servir à préserver la communauté du peuple. L’inamovibilité des juges doit être compensée par une justice élastique, pour le bien de la communauté » (cité p. 11).

4. Ce contexte historique rappelé, on comprend pourquoi après la guerre, les Américains estimèrent qu’il fallait créer un tribunal, lui aussi à Nuremberg, lequel, après les responsables politiques, jugerait les atteintes au droit commises par les juristes ou les magistrats sous le troisième Reich.
Les magistrats accusés, procureurs et juges du siège, avaient tous siégé dans des juridictions d’exception créées en 1933 par un décret-loi pris « contre la trahison du peuple allemand », immédiatement après l’incendie du Reichstag. Ils comparurent devant le Tribunal de Nuremberg pour avoir appliqué ce décret et ceux qui lui firent suite en vue d’éliminer toute opposition politique et soumettre les juifs, les Polonais et autres peuples soumis à des procès menés selon des procédures sommaires en dehors de toute forme de respect des droits de défense.
L’acte d’accusation précisait encore que les seules peines possibles étaient la peine de mort ou la remise aux SS pour assassinat. L’histoire se répète : déjà sous la Terreur, le tribunal révolutionnaire n’avait que le choix entre l’acquittement et l’échafaud.

5. Si, à Nuremberg en 1947, les peines prononcées ne furent pas aussi lourdes (quatre acquittements, aucune peine de mort, quatre condamnations à perpétuité et, pour les derniers, emprisonnement entre trois et dix ans) que celles qui furent infligées aux dignitaires nazis le 30 septembre 1946, Manuela Cadelli explique à juste titre que c’est la première fois qu’une décision internationale mentionne expressément dans des motivations le concept de « génocide » en le qualifiant de « première illustration » des crimes contre l’humanité par son « ampleur et ses répercussions internationales » (Nuremberg Military Tribunal (NMT), The « Justice case », United States v. Josef Altstoetter et al., NMT, Green series, vol. 3, case n° 3, p. 983.

6. C’est Raphael Lemkin, juif et Polonais forcé à l’exil, qui forgea le premier le terme de « génocide » à partir de l’analyse de l’ensemble des règlements allemands applicables à l’Europe occupée. (pp. 12 et 13). Philippe Sands, dans un livre qui fera date (Retour à Lemberg, Paris, Albin Michel, 2017), rappelle comment, par une tragique ironie de l’histoire pour la ville de Lviv, aujourd’hui menacée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dont Lemkin était natif, cette ville était dénommée Lemberg avant qu’elle ne passe de l’empire austro-hongrois à la domination polonaise pour redevenir Lemberg et ensuite Lviv en Ukraine après la victoire de l’armée rouge. Mais Sands explique aussi, ce que Madame Cadelli ne précise pas, que Lemkin ne put obtenir du Tribunal de Nuremberg qui jugea les dignitaires nazis en 1946, qu’il retienne le crime de génocide au rang des atteintes perpétrées par les responsables nazis et ce, en raison d’une forte opposition américaine fondée sur la crainte qu’une pareille accusation puisse concerner le traitement des noirs aux États-Unis.

7. Il faut encore mentionner que d’autres procès furent intentés en République fédérale d’Allemagne, après la chute du IIIe Reich, devant des juridictions allemandes, lesquelles connurent et jugèrent de faits commis entre 1933 et 1945, faits qui n’étaient pas punissables à l’époque.
Ainsi ces tribunaux durent faire des « entorses » au droit pénal classique (pas de crime ni de peine sans loi, pas de rétroactivité du droit pénal, rejet du principe de l’état de nécessité).
D’anciens SS furent ainsi condamnés pour avoir assassiné quatre Juifs pendant la nuit du 1er au 2 juillet 1934 ; d’autres, pour avoir déporté des Juifs. Des déchéances de nationalité ou des spoliations de biens furent aussi examinées à l’aune « de convictions juridiques communes à toutes les nations civilisées », la jurisprudence allemande se fondant alors sur ce que les lois nazies « n’étaient pas du droit, mais, dès l’origine, le contraire du droit, c’est-à-dire une grave injustice ».

8. On peut revenir par ce détour à l’opuscule de Manuela Cadelli, qui se conclut par une réflexion sur l’actualité du jugement du 4 décembre 1947.
Elle se réfère à la décision prononcée par la Cour européenne des droits de l’homme le 6 juillet 2011 (Cour eur. D.H.. Polednova c. République tchèque, 6 juillet 2011).
Cette décision rejeta la requête d’une procureure tchèque qui contestait son renvoi, par la Cour suprême de son pays, devant un tribunal du chef de meurtre « à la lumière des exigences éthiques intemporelles qu’implique l’activité d’un procureur » et qui considéra que « l’inculpée avait trahi d’une manière exceptionnellement grave, l’éthique du processus décisionnel judiciaire. La procédure judiciaire ne peut être considérée comme un acte de justice mais un acte de liquidation de ceux qu’elle condamnait » (cité p. 23).
Même l’argument selon lequel la requérante n’avait fait qu’obéir aux ordres fut rejeté par la Cour européenne des droits de l’homme, considérant que devait s’appliquer à elle le constat qu’elle avait déjà fait à propos d’un « simple soldat [qui]ne saurait complètement et aveuglément se référer à des ordres qui violaient de manière flagrante non seulement les principes de la législation nationale mais aussi les droits de l’homme sur le plan international et surtout le droit à la vie ».

9. On ne saurait que suivre l’auteure selon laquelle il faut « moraliser » le droit « en conditionnant la légitimité au strict respect des fondamentaux de justice et des droits humains consacrés aujourd’hui par des normes supérieures directement applicables dans les droits nationaux ». Et ainsi, ajoute-t-elle, congédier « toute forme de positivisme, ses syllogismes commodes et mécaniques ainsi que cette apparente neutralité axiologique qu’il prétend le plus souvent servir » (pp. 25 et 26).

10. Hélas, l’actualité du jugement de Nuremberg ne s’arrête pas là.
Depuis l’Ukraine, Jérusalem et Gaza, retentit l’écho de bombardements et de violences criminelles insoutenables.
Qu’en sera-t-il des juges nationaux et internationaux qui devront se prononcer demain sur les agissements criminels commis par les responsables politiques russes, israéliens ou membres du Hamas et de leurs armées respectives engagées dans le conflit qui se déroule en Ukraine ou en Israël ? Pourront-ils examiner la légitimité des actes ici et là perpétrés en portant un jugement éthique sur le droit par la mise en œuvre dans et par les instruments internationaux de protection des droits humains qui devraient former enfin un critère unanimement admis ?

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 24 juin à 14:22

    Nuremberg 1946 : juges soviétiques, britanniques, étasuniens et français.
    Leurs "convictions juridiques communes à toutes les nations civilisées" étaient-elles compatibles avec les exécutions [imputées aux accusés ... par les auteurs] à Katyn, les bombes incendiaires sur les civils de Dresde, l’anéantissement d’Hiroshima puis de Nagasaki, ... ou encore [certes moins grave ... bien avant Macron, déjà "en même temps" !] la poursuite du combat après l’armistice ?
    Preuve supplémentaire que la justice [j minuscule !] pénale internationale demeure une affaire de vainqueurs et vaincus.

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Marie-Françoise Rigaux


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Référendaire émérite à la Cour constitutionnelle de Belgique et professeure émérite à l’Université Saint-Louis Bruxelles

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