1. Un article précédent pour Justice-en-ligne a exposé de quelle manière et dans quelle mesure la Cour constitutionnelle avait admis, avant le prononcé des deux arrêts précités, la création par les entités fédérées (les Communautés et les Régions) de juridictions administratives, alors que, pourtant, la Constitution attribue cette compétence à l’autorité fédérale : « Bientôt un Conseil d’État flamand ? État des lieux de la ‘défédéralisation’ de la justice administrative et ses conséquences concrètes pour le Conseil d’État et les justiciables ».
2. Pour rappel, la Cour constitutionnelle avait dès le départ validé l’usage des compétences implicites par les Communautés et les Régions pour créer des juridictions administratives spécialisées.
Cette « défédéralisation » de la justice administrative a des conséquences importantes sur l’organisation et le fonctionnement du Conseil d’État, auquel des compétences substantielles étaient donc progressivement retirées.
3. Ce démantèlement de la justice administrative fédérale a été d’autant moins bien accueilli au fil des années, principalement du côté francophone, qu’il s’est opéré sur la base d’un procédé constitutionnel (les compétences implicites prévues à l’article 10 de la loi spéciale du 8 aout 1980 ‘de réformes institutionnelles’) qui ne permet pas d’encadrer la création des juridictions administratives spécialisées, d’avoir une vision cohérente et concertée de la justice administrative entre néerlandophones et francophones, ni de s’assurer que les droits des justiciables sont suffisamment garantis.
Voyons cela plus en détail, en ce compris les dernières évolutions résultant des arrêts nos 22/2025 et 23/2025 du 13 février 2025 de la Cour constitutionnelle.
La position traditionnellement favorable de la Cour constitutionnelle à l’égard de la création de juridictions administratives par les Communautés et les Régions
4. L’autorité fédérale est en principe seule compétence pour régler l’organisation et le fonctionnement de la justice administrative et du Conseil d’État.
Pourtant, dès 1995 et tout au long des années 2000, des juridictions administratives spécialisées ont été créées par les Régions et les Communautés. Le phénomène est particulièrement marqué en Flandre, où les juridictions administratives s’occupent d’un contentieux conséquent et où elles ont été regroupées au sein d’un service administratif commun, le Dienst van Bestuursrechtscolleges (DBRC). S’il ne s’agit pas à proprement parler d’une juridiction administrative unique, certains considèrent qu’on se rapproche de ce qui pourrait un jour devenir un Conseil d’État flamand. La création de juridictions administratives spécialisées à côté du Conseil d’État a des conséquences importantes sur ce dernier, étant donné qu’une partie substantielle des affaires sur lesquelles il devait autrefois se prononcer lui est retirée.
5. Dans la mesure où la compétence de créer des juridictions administratives relève de l’autorité fédérale et n’est pas expressément attribuée aux Communautés et aux Régions, ces dernières recourent au dispositif des « compétences implicites ». Prévues à l’article 10 de la loi spéciale du 8 août 1980 ‘de réformes institutionnelles’, les compétences implicites leur permettent ici d’empiéter incidemment sur les compétences de l’autorité fédérale pour autant que trois conditions soient respectées.
Une fois le texte législatif adopté par la Communauté ou la Région, c’est à la Cour constitutionnelle qu’il revient de contrôler le respect de ces conditions.
6. La première condition est que l’empiètement sur la compétence fédérale est nécessaire à l’exercice des compétences de la collectivité fédérée. Cela signifie que le débordement sur la compétence fédérale doit permettre aux collectivités fédérées d’atteindre leur objectif.
Au départ, la condition de nécessité était appréciée de manière stricte par la Cour constitutionnelle. Au fil des années, elle a progressivement assoupli son appréciation de cette condition. Elle met désormais en œuvre un contrôle plus souple consistant à examiner de manière marginale si la motivation de la nécessité avancée par la collectivité n’est pas (manifestement) inexacte.
C’est ainsi que, dans un arrêt n° 49/2003 du 30 avril 2003, la Cour a validé la création, par la Région wallonne, d’une juridiction administrative – la commission d’appel – chargée de statuer sur les recours introduits contre les décisions de l’Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées. Elle a en effet considéré que « le législateur a pu estimer nécessaire en cette matière, sans que son appréciation soit manifestement inexacte, de créer une juridiction administrative ».
La Cour a par la suite confirmé sa jurisprudence dans un arrêt marquant, n° 8/2011, du 27 janvier 2011, par lequel elle a validé la création par le législateur flamand du Conseil du Contentieux des Permis, une juridiction administrative statuant à l’origine en matière d’urbanisme sur les recours contre les décisions d’octroi ou de refus de permis, les décisions de validation et les décisions d’enregistrement. La Cour a considéré que le législateur flamand avait valablement jugé nécessaire de créer une juridiction administrative afin de pouvoir garantir un examen rapide des recours devant une instance impartiale, indépendante et spécialisée créée à cet effet, pour répondre à l’arriéré significatif devant le Conseil d’État. La Cour laisse donc l’appréciation de l’opportunité de créer une juridiction administrative au législateur flamand, se contentant de vérifier que son appréciation n’est pas erronée.
7. La deuxième condition de recours aux compétences implicites requiert que la matière sur laquelle il est empiété se prête à un règlement différencié.
En d’autres termes, il faut montrer qu’une règlementation uniforme en la matière n’est pas indispensable. La Cour constitutionnelle consacre d’habitude peu de développements à l’examen de cette condition, et bien souvent l’analyse conjointement à la troisième condition relative à l’impact marginal.
Dans son arrêt précité de 2011 relatif au Conseil du Contentieux des Permis, la Cour avait toutefois considéré que la matière se prêtait à un règlement différencié étant donné qu’il existait aussi, au niveau fédéral, des exceptions à la compétence générale du Conseil d’État et que la section du contentieux administratif du Conseil d’État statuait sur les recours en annulation des actes et règlements pour autant seulement qu’il ne soit pas prévu de recours auprès d’une autre juridiction administrative.
8. Enfin, la troisième condition exige que l’impact sur la compétence du législateur fédéral n’est que marginal, c’est-à-dire que l’empiètement sur la compétence de l’autre collectivité doit être raisonnable et limité.
Toujours dans son arrêt précité relatif au Conseil du Contentieux des Permis, la Cour avait jugé que l’impact de la création de cette juridiction administrative par le législateur flamand sur la compétence du Conseil d’État était marginal au motif que le contentieux qui lui était soustrait se limitait aux décisions à portée individuelle et pas règlementaire (ce qui signifie que le Conseil d’État conservait une partie de sa compétence).
L’impact était aussi marginal selon la Cour puisque le Conseil d’État continuait à statuer, dans les matières qui lui étaient retirées, sur les recours en cassation administrative.
9. Ainsi, la Cour constitutionnelle s’est traditionnellement toujours montrée bienveillante à l’égard d’une interprétation extensive des compétences des Régions et des Communautés en ce qui concerne la création de juridictions administratives.
10. L’arrêt fondateur de 2011 a été critiqué par certains pour sa souplesse remarquable dans son appréciation des conditions des compétences implicites, en particulier celle relative à l’impact marginal, où la Cour constitutionnelle se refuse à examiner l’impact du décret attaqué dans son contexte, c’est-à-dire à la lumière des autres compétences déjà attribuées à des juridictions administratives flamandes.
En effet, si l’on se contente de regarder chaque juridiction administrative flamande individuellement et le contentieux qui leur a été confié (et donc parallèlement retiré au Conseil d’État), on est tenté de se dire que l’incidence sur le Conseil d’État est assez minime car chaque juridiction est en charge d’un petit « morceau » seulement du contentieux relevant auparavant du Conseil d’État. Si en revanche on fait la somme des « morceaux » retirés au Conseil d’État, on constate assez rapidement que l’impact sur sa compétence n’est pas si marginal que cela.
11. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les arrêts commentés nos 22/2025 et 23/2025 du 13 février 2025.
Frein constitutionnel à l’extension des juridictions administratives par les arrêts du 13 février 2025 de la Cour constitutionnelle
12. Par deux décrets du 14 juillet 2023, la Flandre a étendu substantiellement les compétences de deux de ses juridictions administratives :
1° Le Conseil du Contentieux des Permis est rendu compétent pour les recours juridictionnels introduits contre les plans d’exécution spatiale, les règlements d’urbanisme et les arrêtés relatifs à la préférence et les arrêtés relatifs aux projets en matière de projets complexes. Une partie substantielle du contentieux règlementaire de l’urbanisme et de l’environnement est donc confiée à cette juridiction spécialisée. Déjà privé dans cette matière du contentieux relatif aux actes individuels, c’est cette fois le contentieux règlementaire de l’urbanisme qui est retiré au Conseil d’État (le privant donc finalement de cette compétence, hormis pour les recours en cassation contre les décisions prononcées par cette juridiction régionale). Pour rappel, un recours en cassation administrative ne porte pas sur les éléments de fait d’une affaire, mais uniquement sur la prise en compte des règles de droit et leur interprétation ; en outre, il existe au Conseil d’État un mécanisme de filtrage qui permet d’écarter bon nombre de recours en cassation.
2° Le Collège de maintien est quant à lui désigné comme la juridiction de référence pour assurer le contrôle juridictionnel sur les sanctions administratives et les décisions de réparation, à la place du Conseil d’État. Alors que cette juridiction était déjà compétente pour certains litiges en matière d’environnement, le décret du 14 juillet 2023 étend son champ d’action à l’ensemble des domaines relevant de la compétence de la Flandre où sont prévues des sanctions administratives.
13. Le Collège de la Commission communautaire française, le Gouvernement de la Communauté française et le Gouvernement wallon ont demandé l’annulation de ces décrets au motif qu’ils empiètent indument sur la compétence du législateur fédéral en matière de juridictions administratives (articles 160 et 161 de la Constitution).
14. La Cour constitutionnelle s’est ralliée à cette position dans ses deux arrêts, au terme d’un raisonnement qui diffère légèrement pour les deux décrets :
1° Pour le premier, la Cour a considéré que le décret flamand ne respectait pas les conditions pour recourir aux compétences implicites puisqu’il intégrait des actes règlementaires au contentieux dont peut connaitre le Conseil du Contentieux des Permis, jusqu’à présent limité aux actes individuels, portant ainsi atteinte aux principes fondamentaux de la matière. La Cour considère en effet que la compétence d’annulation de décisions administratives de nature règlementaire fait partie du noyau dur des compétences du Conseil d’État. Les Communautés et les Régions ne peuvent déroger à ce principe sans porter atteinte à la condition de l’incidence marginale sur les compétences fédérales qui est associée aux compétences implicites. Le fait que le Conseil d’État puisse intervenir en cassation ne suffit pas à satisfaire à la condition de l’incidence marginale.
2° Dans le cadre de son examen de la constitutionnalité du deuxième décret, la Cour commence par vérifier si la condition de nécessité est rencontrée. Elle estime que la seule circonstance que les normes concernées sont de nature régionale ou communautaire ne suffit pas pour établir la nécessité d’attribuer le contentieux au Collège de maintien. La compétence du législateur fédéral en ce qui concerne les juridictions administratives vaut également pour les litiges qui surviennent dans les matières communautaires et régionales. La Cour ajoute que la condition de nécessité ne peut pas non plus être justifiée par le fait que les compétences implicites ont été utilisées par le passé par la Flandre. L’admission d’une telle justification viderait de sa substance la compétence attribuée à l’autorité fédérale et méconnaitrait la portée limitée des compétences implicites. Enfin, la Cour considère qu’il n’est pas démontré que le décret flamand n’a qu’une incidence marginale sur les compétences fédérales. La compétence de principe du Collège de maintien pour connaitre des recours dans toutes les matières n’est pas compatible avec les compétences implicites.
15. Cette jurisprudence marque une rupture avec la position habituelle de la Cour constitutionnelle en matière de création de juridictions administratives. Elle marque aussi la volonté de la Cour de mettre un frein à l’extension des juridictions administratives (flamandes en l’espèce) qui vidaient progressivement le Conseil d’État de sa substance.
En revanche, sur l’usage même des compétences implicites par les entités fédérées et l’appréciation de la Cour à cet égard, on ne peut pas dire que la Cour opère ici un revirement de jurisprudence. La Cour semble maintenir son appréciation souple et marginale de la condition de nécessité. De même, elle ne semble pas davantage mettre en œuvre un contrôle « englobant », examinant chaque mesure au regard de l’ordonnancement juridique plus large et en tenant compte de l’effet cumulé de chacune d’elles.
La Cour maintient un contrôle très contextualisé et au cas par cas. Les compétences implicites ont donc encore certainement de beaux jours devant elles pour la création de juridictions administratives par les entités fédérées.