Autour de la récente libération de Nizar Trabelsi : quelle est la portée des décisions judiciaires ayant suivi son retour en Belgique ?

par Philippe Frumer - 28 octobre 2025

En août dernier, la presse faisait état de la présence de Nizar Trabelsi sur le sol belge, marquant un nouvel épisode d’une saga judiciaire qui a débuté il y a près d’un quart de siècle et qui a probablement trouvé son épilogue dans sa libération, le 22 octobre dernier.
Philippe Frumer, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, fait le point sur cette affaire et ses multiples rebondissements.

1. L’objet du présent commentaire n’est pas de relater toutes les péripéties de l’affaire Trabelsi. Une chronologie de l’affaire peut être consultée dans l’article suivant publié par la RTBF le 8 août dernier : « L’affaire ‘Nizar Trabelsi’ : la chronologie ».
Seules les étapes principales en seront mentionnées ci-après, afin de mieux éclairer la portée des décisions postérieures à son retour en Belgique.

2. Justice-en-ligne a par ailleurs consacré deux articles, en 2013 et en 2014, à certains aspects de cette affaire, qui permettent d’en percevoir le contexte :

2004 : la condamnation de Trabelsi en Belgique pour terrorisme

3. Nizar Trabelsi est un ressortissant de nationalité tunisienne. Arrêté en Belgique en 2001, il fut condamné en 2004 par la Justice belge à une peine de dix ans d’emprisonnement pour tentative d’attentat contre la base militaire de Kleine-Brogel et appartenance à une organisation à visée terroriste.

4. Au terme de sa peine, qu’il purgea intégralement en Belgique, M. Trabelsi demeura toutefois privé de liberté. La Belgique entendait donner suite à une demande d’extradition que les États-Unis lui avaient adressée en 2008, compte tenu du rôle important qu’aurait pu jouer M. Trabelsi dans les activités du groupe terroriste Al-Qaïda avant les attentats du 11 septembre 2001.

2013 : l’extradition de Trabelsi vers les États-Unis et son acquittement en 2023

5. M. Trabelsi fut extradé en 2013 vers les États-Unis, en dépit d’une mesure provisoire par laquelle la Cour européenne des droits de l’homme avait demandé à la Belgique de ne pas éloigner l’intéressé tant qu’elle ne se serait pas prononcée sur son recours, qui invoquait le fait que l’intéressé risquait aux États-Unis d’être condamné à une peine de prison perpétuelle incompressible, ce qui constitue un traitement inhumain et dégradant interdit par la Convention européenne des droits de l’homme.
Cette situation avait amené la Cour de Strasbourg à conclure qu’en extradant M. Trabelsi sans tenir compte de cette mesure provisoire, la Belgique avait violé la Convention européenne des droits de l’homme.

6. Après plus de dix ans de détention à l’isolement aux États-Unis, M. Trabelsi fut acquitté en juillet 2023 par un tribunal fédéral de l’État de Washington.
Il ne fut toutefois pas libéré. S’étant vu notifier un ordre de renvoi par les États-Unis parce qu’il n’avait pas de titre de séjour sur le territoire de ce pays, il y fut placé en isolement dans un centre de détention pour étrangers en situation illégale.

2022-2025 : le retour de Trabelsi et sa détention en Belgique

7. Soulignons que, dès 2022, la justice belge avait enjoint à l’État de solliciter le retour de Nizar Trabelsi en Belgique, en s’engageant à négocier avec les autorités américaines les modalités de son rapatriement. Plusieurs décisions de justice avaient réitéré ces injonctions après l’acquittement de M. Trabelsi.
La Belgique ne s’était pas conformée à ces injonctions judiciaires, pourtant assorties d’astreintes. En juillet dernier, la Cour d’appel de Bruxelles avait encore augmenté le montant de ces astreintes, en déplorant que l’État n’ait pas pris d’initiative pour exécuter les décisions judiciaires antérieures.

8. Au terme de deux années supplémentaires de détention aux États-Unis, M. Trabelsi a finalement regagné la Belgique le 8 août dernier.
À peine arrivé, il s’est vu notifier un ordre de quitter le territoire par l’Office des étrangers, assorti d’une interdiction d’entrer en Belgique pendant trente-cinq ans, au motif qu’il représenterait toujours une menace pour l’ordre public et la sécurité nationale. Il a immédiatement été placé en détention dans le centre fermé pour étrangers de Merksplas, dans l’attente de son éloignement vers la Tunisie, son pays d’origine.

Le non-fondement de la détention de Trabelsi après son retour en Belgique et sa libération

9. Ces éléments de fait étant rappelés, il importe de bien comprendre le fondement de la détention de M. Trabelsi consécutive à son retour en Belgique.
Il ne s’agissait en aucun cas d’une privation de liberté en lien avec une condamnation judiciaire. Il a été rappelé ci-dessus que M. Trabelsi avait déjà purgé l’intégralité de sa peine en Belgique. Il avait par ailleurs été acquitté aux Etats-Unis.
Il n’était pas davantage question d’une détention visant à le traduire devant un juge pour répondre d’infractions dont il aurait été soupçonné, aucun nouveau fait infractionnel ne lui ayant été reproché.
La décision de le priver de sa liberté reposait sur la législation relative au statut des étrangers. Celle-ci permet en effet de détenir un étranger sans titre de séjour valable, pendant une durée déterminée, afin d’exécuter un ordre de quitter le territoire, en particulier lorsqu’il s’agit d’une personne représentant une menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale.

10. La situation dans laquelle se trouvait M. Trabelsi depuis son retour en Belgique avait donné lieu à deux procédures judiciaires complémentaires.

11. En premier lieu, M. Trabelsi avait introduit un recours en extrême urgence auprès du Conseil du contentieux des étrangers contre l’ordre de quitter le territoire dont il avait fait l’objet.
Il faisait valoir que, s’il était renvoyé en Tunisie, il courrait un risque sérieux d’être torturé ou de subir des peines ou traitements inhumains ou dégradants, en violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ayant estimé que l’État belge n’avait pas mené d’enquête suffisamment approfondie quant aux allégations sérieuses de M. Trabelsi, la juridiction administrative avait suspendu l’exécution de l’ordre de quitter le territoire le 22 août 2025. Elle avait relevé notamment que l’administration belge n’avait pas tenu compte de la décision du juge de l’immigration américain qui avait établi en 2024 un risque avéré de torture en cas de renvoi de M. Trabelsi en Tunisie.

12. Trois jours plus tard, l’Office des étrangers avait délivré un nouvel ordre de quitter le territoire à M. Trabelsi, dont le Conseil du contentieux des étrangers avait une nouvelle fois suspendu l’exécution le 11 septembre 2025. À cette occasion, le Conseil avait rappelé que l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants revêt un caractère absolu, y compris dans les dossiers de terrorisme.

13. L’État ne peut dès lors invoquer l’éventuel danger qu’un étranger représente pour l’ordre public ou la sécurité nationale pour le transférer dans un État où il court le risque de tels traitements, sans examiner attentivement les éléments dont cet étranger fait état quant à ce risque.
Notons qu’à ce stade, le Conseil avait uniquement suspendu l’exécution des ordres de quitter le territoire.

14. En deuxième lieu, M. Trabelsi ayant été privé de sa liberté dès son retour en Belgique, sur la base de l’ordre de quitter le territoire évoqué ci-dessus, ses avocats avaient introduit une requête de mise en liberté auprès des juridictions d’instruction. Appelée à statuer en appel, la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Bruxelles avait ordonné la libération de M. Trabelsi après avoir notamment constaté que son maintien en détention n’était pas suffisamment motivé, compte tenu du risque allégué de torture ou de traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi de l’intéressé en Tunisie.

15. Il faut noter que l’État belge avait anticipativement fait obstacle à cette libération, en prenant une nouvelle mesure de maintien en détention de M. Trabelsi, avant même que la Chambre des mises en accusation ne statue. Cette situation avait amené la juridiction d’instruction à considérer que l’attitude de l’État belge faisait obstacle à toute possibilité concrète de libération de M. Trabelsi, rendant de la sorte ineffectif le recours contre la détention.
Signalons que l’État belge avait formé des pourvois en cassation contre les arrêts ordonnant la libération de M. Trabelsi.

16. Alors que le retour de M. Trabelsi en Belgique laissait présager un dénouement rapide de sa situation, il n’en aura rien été, compte tenu de la détermination du pouvoir exécutif à tout mettre en œuvre pour faire obstacle à sa présence sur le sol belge, faisant valoir une menace pour la sécurité nationale et l’ordre public, dont la réalité est contestée.
Il aura fallu attendre que la Cour de cassation rejette les pourvois de l’État belge pour que M. Trabelsi recouvre enfin la liberté ce 22 octobre, aucune base juridique ne justifiant désormais son maintien en détention.

L’affaire Trabelsi et l’État de droit

17. Si l’on observe le déroulement de cette affaire de loin, on peut être étonné du fait qu’une personne sur laquelle ont pesé de lourds soupçons de terrorisme soit maintenant libérée. Les explications qui précèdent montrent toutefois que cet étonnement n’a pas lieu d’être : l’intéressé a purgé sa peine en Belgique avant d’être extradé aux États-Unis, où il fut acquitté, et la nouvelle base de sa détention lors de son retour en Belgique, à savoir le séjour illégal, a été jugée non conforme à la législation sur le statut des étrangers par des juridictions devant lesquelles l’État belge a pu faire valoir ses arguments, ces derniers n’ayant pas convaincu les juges saisis.
Lorsqu’aucune base juridique ne justifie une privation de liberté et que les arguments ont pu être échangés devant les juridictions compétentes, il est normal, dans un État de droit, que la personne concernée soit libérée.
À défaut, ce serait l’arbitraire qui régnerait et qui en conséquence pourrait s’appliquer à d’autres situations, y compris à celles que pourraient vivre des personnes qui s’offusqueraient du dénouement actuel de cette affaire.

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