L’abattage rituel confronté à la liberté de religion
1. Comme nous avions déjà eu l’occasion de l’indiquer dans une autre contribution pour Justice-en-ligne (« Abattage rituel religieux, bien-être des animaux et dialogue des juges : la Cour constitutionnelle interroge la Cour de justice de l’Union européenne »), certaines pratiques d’abattage rituel religieux – spécialement juif et musulman – mettent en tension, d’un côté, la défense du bien-être des animaux et, de l’autre côté, la protection de la liberté de religion.
2. Si l’article 4, § 1er, durèglement n° 1099/2009 du 24 septembre 2009 de l’Union européenne ‘sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort’ impose que le l’animal soit étourdi préalablement à son abattage afin de limiter sa détresse et sa souffrance, son article 4, § 4, prévoit une possibilité d’exception en matière d’abattage religieux pour autant que celui-ci ait lieu dans un abattoir.
Les décrets flamand et wallon
3. Devenues compétentes en matière de bien-être animal lors de la Sixième réforme de l’État en 2014, les Régions flamande et wallonne ont cependant, au nom de la protection du bien-être animal, décidé de supprimer toute exception à l’obligation d’étourdissement préalable des animaux.
Il faut toutefois noter qu’il s’agit, dans le cas de l’abattage rituel, d’un étourdissement par électronarcose, ce qui implique que l’étourdissement est réversible et qu’il ne provoque pas la mort de l’animal comme c’était parfois le cas avec l’emploi de méthodes d’étourdissement plus anciennes. L’objectif de cet étourdissement réversible est de répondre aux prescrits des religions juive et musulmane, suivant lesquels la mort de l’animal doit survenir au moment de l’abattage.
Les recours contre les décrets
4. Les deux décrets ont fait l’objet de recours en annulation auprès de la Cour constitutionnelle, qui, avant de se prononcer sur le fond, a, vu les compétences de l’Union européenne en la matière, pris le parti, par son arrêt n° 53/2019 du 4 avril 2019, de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne (voir la présentation de cet arrêt sur Justice-en-ligne : St. Wattier, « Abattage rituel religieux, bien-être des animaux et dialogue des juges : la Cour constitutionnelle interroge la Cour de justice de l’Union européenne »).
Par un arrêt Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres du 17 décembre 2020, la Cour de justice a estimé que l’article 26, § 2, du règlement n° 1099/2009 ne s’oppose pas à ce qu’un État membre interdise tout abattage sans étourdissement réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal comme les Régions flamande et wallonne (voir la présentation de cet arrêt sur Justice-en-ligne : N. de Sadeleer, « La Cour de justice de l’Union européenne concilie le bien-être animal et la liberté de religion en admettant l’obligation d’un étourdissement préalable des animaux lors de leur abattage rituel »).
À la suite de cet arrêt, la Cour constitutionnelle a, assez logiquement, par ses arrêts n° 117/2021 et n° 118/2021 du 30 septembre 2021, estimé que les décrets flamand et wallon ne violaient aucun des droits fondamentaux invoqués devant elle (voir la présentation de ces arrêts sur Justice-en-ligne : L. Van Bellingen, « Abattage rituel et bien-être animal : la Cour constitutionnelle se lave-t-elle les mains de toute interprétation de la liberté de religion ? »).
Le recours devant la Cour européenne des droits de l’homme
5. Certains des requérants auprès de la Cour constitutionnelle ont, par conséquent, introduit un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, arguant de la violation des articles 9 (liberté de religion) et 14 (égalité et non-discrimination) de la Convention.
La Cour de Strasbourg vient de se prononcer sur ce recours dans son arrêt Executief van de Moslims van België et autres c. Belgique rendu le 13 février 2024, par lequel elle donne raison à l’État belge en concluant à l’absence de violation de la Convention.
6. Plus précisément, les requérants invoquaient qu’avec les décrets litigieux « il deviendrait difficile, voire impossible, pour les croyants juifs et pour les croyants musulmans, d’une part, d’abattre des animaux conformément aux préceptes de leur religion et, d’autre part, de se procurer de la viande provenant d’animaux abattus conformément à ces préceptes religieux » (§ 42).
7. À cet égard, la Cour de Strasbourg relève d’emblée que les décrets n’interdisent pas purement et simplement l’abattage rituel mais le conditionnent à un étourdissement réversible préalable n’entrainant pas la mort de l’animal.
Il est intéressant de noter que l’association GAIA était tierce intervenante dans l’affaire, de même que le gouvernement danois, l’étourdissement préalable à l’abattage rituel étant obligatoire au Danemark depuis février 2014.
8. Analysant dans un premier temps l’affaire sous le seul angle de l’article 9 de la Convention, la Cour considère, s’agissant de l’existence d’une ingérence dans la liberté de religion, que l’affaire se distingue de la seule autre affaire – Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France, dont l’arrêt a été rendu le 27 juin 2000 – dans laquelle elle a dû se prononcer en matière d’abattage rituel en ce que cette affaire touchait à la question de l’octroi d’agréments aux organismes habilités à procéder à la mise à mort d’animaux. Si la Cour avait, en ce sens, conclu à l’absence d’ingérence dans l’affaire Cha’are Shalom Ve Tsedek, elle estime qu’en l’espèce, l’interdiction d’abattage sans étourdissement préalable constitue effectivement une ingérence dans la liberté de religion des requérants (§ 88).
9. En ce qui concerne la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », la Cour indique – fort logiquement – que c’est le cas puisque ce sont deux décrets régionaux qui contiennent l’ingérence.
10. Sur le plan du « but légitime », c’est probablement là que l’arrêt de la Cour est le plus intéressant.
À ce sujet, rappelons que l’article 9, § 2, de la Convention énonce, comme buts légitimes, « la sécurité publique », « la protection de l’ordre », « la santé ou de la morale publiques » et « la protection des droits et libertés d’autrui », lesquels constituent une énumération restrictive.
Le Gouvernement belge invoquait que l’interdiction d’abattage rituel sans étourdissement préalable était justifiée par deux de ces buts : la protection de la morale et la protection des droits et libertés d’autrui.
À cet égard, la Cour souligne « qu’à la différence du droit de l’Union européenne (‘UE’) qui institue le bien-être animal comme un objectif d’intérêt général du droit de l’UE, la Convention n’a pas pour objet de protéger ce bien-être en tant que tel » (§ 93). La Cour estime que la protection de la morale publique, visée à l’article 9 § 2, de la Convention, « ne peut être comprise comme visant uniquement la protection de la dignité humaine dans les relations entre personnes », que « la Convention ne se désintéresse pas de l’environnement dans lequel vivent les personnes qu’elle vise à protéger, et en particulier des animaux dont la protection a déjà retenu l’attention de la Cour » et que la Convention ne peut « être interprétée comme promouvant l’assouvissement absolu des droits et libertés qu’elle consacre sans égard à la souffrance animale, au motif que la Convention reconnaît, aux termes de son article 1er, des droits et des libertés au profit des seules personnes » (§ 95).
En soulignant que la notion de « morale » est « évolutive par essence », le raisonnement de la Cour s’inscrit dans sa doctrine de l’instrument vivant en affirmant que ce qui était « jugé moralement acceptable à une époque donnée, peut cesser de l’être après un certain temps » (§ 96). À ce sujet, la Cour se contente de noter que, selon la Cour constitutionnelle de Belgique, « la promotion de la protection et du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles peut être considérée comme une valeur morale partagée par de nombreuses personnes en Région flamande et en Région wallonne » (§ 98), que les décrets ont été adoptés à de larges majorités dans les assemblées concernées et qu’il n’y a pas de raison de remettre en causes ces considérations clairement étayées dans les travaux préparatoires.
La Cour corrobore ce constat au regard du droit comparé en notant qu’il y a de plus en plus d’États qui adoptent des législations similaires aux décrets litigieux et elle ne voit donc pas de raison de contredire les arrêts de la Cour de justice et de la Cour constitutionnelle.
Elle estime dès lors que la protection du bien-être des animaux peut être rattachée au but légitime que constitue la protection de la morale.
À cet égard, on relèvera que la Cour se garde de se prononcer sur la question des « droits et libertés d’autrui » comme but légitime, craignant peut-être d’ouvrir « la boîte de Pandore » en considérant que les animaux pourraient, eux aussi, être considérés comme des titulaires de droits fondamentaux. 104)
11. Sur le plan de la marge nationale d’appréciation, rappelant notamment le rôle subsidiaire du mécanisme de la Convention et le rôle principal du décideur national à l’égard de « questions de politique générale [qui] sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique » (§ 104), la Cour souligne la réserve dont elle a déjà fait preuve dans des affaires similaires, comme celle de l’interdiction du port de la burqa et du niqab dans l’espace public (affaire S.A.S. c. France du 1er juillet 2014).
12. En ce qui concerne la nécessité de la mesure, la Cour indique que « les décrets litigieux ont été adoptés à la suite d’une vaste consultation de représentants de différents groupes religieux, de vétérinaires ainsi que d’associations de protection des animaux » (§ 109).
La relecture attentive des travaux parlementaires ayant précédé l’adoption des deux décrets montre que cette affirmation de la Cour peut prêter à confusion. Si les législateurs se sont, certes, sérieusement documentés sur la question de l’abattage, l’adoption des décrets n’est pas la « suite » d’une vaste consultation que les Parlements régionaux auraient organisée eux-mêmes auprès des représentants religieux, des vétérinaires, etc. Les législateurs décrétaux ont, en réalité, utilisé la documentation scientifique existante, et notamment celle du projet DIALREL, dont l’objectif est d’« encourager le dialogue entre les acteurs et les parties intéressées ainsi que la collecte et la diffusion d’informations » en matière d’abattage rituel, ainsi que celle de l’Autorité européenne de sécurité des aliments et du Conseil flamand pour le bien-être animal.
13. Concernant le caractère attentatoire à la liberté de religion, les législateurs ont, selon la Cour, montré qu’« aucune mesure moins radicale ne pouvait réaliser suffisamment l’objectif de réduire l’atteinte au bien-être animal au moment de l’abattage » (§ 118) que le processus d’étourdissement réversible n’entrainant pas la mort.
La Cour indique encore que les requérants ne sauraient tirer argument du fait que l’abattage sans étourdissement n’est pas interdit en Région de Bruxelles-Capitale en raison des particularités du fédéralisme belge (§ 120) et souligne que les requérants n’ont pas démontré que « l’accès à la viande abattue conformément à leurs convictions religieuses était devenu plus difficile après l’entrée en vigueur des décrets litigieux » (§ 122).
Elle conclut donc à l’absence de violation de l’article 9 de la Convention.
14. Analysant, dans un second temps, l’affaire sous l’angle de la discrimination fondée sur la religion (article 14 combiné à l’article 9 de la Convention), la Cour estime que les requérants ne démontrent pas se trouver dans une situation comparable à celle des chasseurs et des pêcheurs.
Comme la Cour de Justice, la Cour de Strasbourg estime que « l’abattage rituel étant effectué sur des animaux d’élevage, leur mise à mort se déroule dans un contexte distinct de celui des animaux sauvages abattus dans le cadre de la chasse et de la pêche récréative » (§ 146).
La requête échouant au test de la comparabilité des situations, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 14 combiné à l’article 9.
Une législation différente dans la Région de Bruxelles-Capitale
15. La Cour européenne des droits de l’homme ayant ainsi validé les décrets flamand et wallon, plus aucune exception à l’abattage précédé d’étourdissement n’est possible dans ces deux Régions du pays.
L’abattage sans étourdissement demeure – pour l’instant – possible en Région de Bruxelles-Capitale pour autant qu’il ait lieu dans un abattoir.
Il reste à voir ce que décidera éventuellement le législateur bruxellois, spécialement au regard de la forte concentration de population de confession musulmane pratiquante en Région bruxelloise.