1. L’arrêt Zaicescu et Falticineanu c. Roumanie, prononcé le 23 avril 2024 par la Cour européenne des droits de l’homme, clôture une énième affaire consacrée aux résurgences actuelles du génocide juif commis durant la Seconde Guerre mondiale.
Les faits concernés présentent néanmoins deux particularités notables : ils concernent la révision officielle du procès de deux officiers roumains condamnés pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, Radu Dinulescu et Gheorghe Petrescu ; et cette révision, survenue dans les années 1990, bien après le décès de ces deux officiers, est restée particulièrement discrète.
2. Les deux requérants sont juifs et survivants de l’Holocauste. En 2016, ils assistent à une conférence de l’Institute for the Study of the Holocaust in Romania (l’INSHR), portant précisément sur l’acquittement de ces deux criminels de guerre roumains par la Cour suprême de justice (la plus haute juridiction roumaine) respectivement en 1998 et 1999.
C’est à cette occasion qu’ils découvrent le processus d’acquittement mené par l’Etat roumain dans les années ayant suivi la chute du communisme et qu’ils tentent – sans succès au départ – d’obtenir une copie des dossiers d’acquittement auprès des instances judiciaires compétentes.
Ce sont leurs efforts pour obtenir ces dossiers, puis pour obtenir l’annulation de ces acquittements, qui ont conduit la Cour européenne des droits de l’homme à condamner la Roumanie dans cette affaire.
La mémoire du génocide juif en Roumanie
3. L’acquittement de Dinulescu et de Petrescu s’inscrit dans le contexte compliqué de la mémoire de l’Holocauste en Roumanie. Celle-ci se greffe en effet sur les bouleversements politiques majeurs que connaît la Roumanie tout au long de la seconde moitié du 20e siècle.
4. Ainsi, après la guerre, les poursuites criminelles ont visé spécifiquement les massacres et la déportation des populations juives. Mais la transformation du pays en république populaire communiste, satellite de l’URSS, dans les années 1950, va profondément modifier le discours relatif aux crimes de guerre. Ceux-ci sont requalifiés en crimes contre la classe ouvrière et contre le mouvement révolutionnaire, sans plus évoquer la religion des victimes. La spécificité du génocide juif est dissoute par la vision communiste jetée sur cette période.
5. Après la chute du communisme, fin 1989, c’est une vision très nationaliste qui s’est largement imposée dans la sphère publique, soit en minimisant les crimes de la période de guerre, soit en les attribuant aux Nazis, soit en imputant leur répression prétendument trop sévère ou injuste au régime communiste.
C’est ce contexte qui a permis la réouverture d’une série de procès durant les années 1990, dont notamment la réhabilitation posthume de Dinulescu et Petrescu.
6. Ce n’est qu’au début du 21e siècle que les autorités roumaines ont progressivement mis en place et financé la recherche historique sur l’Holocauste en Roumanie (notamment via l’INSHR). En parallèle, l’État roumain a mis fin en 2004 à la possibilité de rouvrir les procès de criminels de guerre.
La Cour constate cependant que le négationnisme comme la glorification du régime fasciste totalitaire de la Seconde Guerre mondiale sont encore fort présents dans les discours publics, sans provoquer de réaction suffisante de la part des autorités (points 43 et 46).
Le statut de victime
7. Les deux requérants sont reconnus par la Cour comme victimes de la violation des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantissent respectivement le droit au respect de la vie privée et le droit à la non-discrimination.
Ce n’est donc pas comme victimes du génocide juif que les deux plaignants sont reconnus. Zaicescu et Falticineanu, en donnant leur nom à l’arrêt, sont effectivement considérés comme des survivants de l’Holocauste et plus précisément des survivants des crimes ayant conduit à la condamnation de Dinulescu et Petrescu. Les réhabilitations de ceux-ci en 1998 et en 1999 sont alors considérées comme des atteintes personnelles et directes à l’intégrité psychologique des deux plaignants, en leur qualité de survivants de l’Holocauste en Roumanie.
8. Pour que de telles atteintes puissent constituer une violation du droit au respect de la vie privée, protégé par l’article 8 de la Convention, « l’atteinte à la réputation d’un individu doit présenter un certain niveau de gravité » (la Cour renvoie sur ce point à son arrêt Denisov c. Ukraine), à plus forte raison lorsque cette atteinte est liée à son appartenance à un groupe.
Un tel niveau de gravité a déjà été atteint, par exemple, par le discours d’un politicien niant le génocide arménien, discours qui avait affecté tant le respect de la dignité des ancêtres des plaignants que le respect dû à leur identité en tant qu’Arméniens (voy. l’arrêt Perinçek c. Suisse) ; ou encore par l’assimilation diffamatoire de tous les détenus des camps de concentration à des voleurs et des pillards à la suite de leur libération en 1945 (voy. l’arrêt Lewit c. Autriche).
En synthèse, la Cour recommande de toujours examiner : les caractéristiques du groupe visé, le contenu précis des faits concernés, la forme et le contexte dans lequel ceux-ci se sont produits, leur portée et la mesure dans laquelle ils ont pu affecter l’identité et la dignité du groupe, ainsi que le contexte général, social et politique, au moment des faits (point 113).
La reconnaissance d’un négationnisme d’État
9. C’est pour appliquer ces principes aux acquittements commis par la Roumanie que la Cour va alors procéder à l’analyse minutieuse du concept de négationnisme, en s’appuyant sur un riche matériel documentaire.
La Cour interprète en effet le recours des plaignants, en leur qualité de survivants juifs roumains, comme dénonçant la négation de de l’Holocauste en Roumanie et la négation de la « vérité historique ».
10. Pour fonder son appréciation, la Cour souligne d’abord que le recours ayant initié les acquittements relevait de la seule initiative du Procureur général de Roumanie et que ce recours n’a jamais été motivé ou justifié.
La Cour a également constaté que les motifs des acquittements contredisaient non seulement une partie des preuves ayant mené à la condamnation des deux officiers roumains mais contredisaient en outre les propres déclarations de ceux-ci lors de leurs procès respectifs.
Parmi ces motifs d’acquittement, se retrouve également l’affirmation que seules les troupes allemandes étaient à l’origine des massacres et déportations concernées, ce qui contredit à nouveau frontalement le contexte historique et les nombreuses preuves qui l’étayent.
11. De tels motifs d’acquittement doivent être considérés, assène la Cour, comme une manière d’excuser ou d’atténuer la responsabilité des autorités roumaines et d’imputer cette responsabilité à d’autres nations (l’Allemagne, en l’espèce), tous ces éléments correspondant au concept internationalement reconnu de négationnisme (point 150).
Et de tels actes sont d’autant plus graves qu’ils ont été commis par les autorités publiques d’un État, qui plus est d’un État ayant connu les horreurs du nazisme, et qu’ils n’ont pas été rendus publics.
12. La Cour impute ainsi pour la première fois, à notre connaissance, une action négationniste à un État, au travers de décisions rendues par la Cour suprême de justice, la plus haute juridiction roumaine. Cela constitue sans conteste l’aspect le plus original de cet arrêt.
La promotion de la vérité historique
13. Dans son arrêt, la Cour fait également œuvre de protection, voire de promotion de l’histoire roumaine de la Seconde Guerre mondiale et ce, de trois façons bien distinctes.
14. Elle introduit tout d’abord son arrêt par un « contexte historique » de l’affaire (points 5 à 14). L’arrêt visibilise ainsi non seulement les atrocités de l’Holocauste en Roumanie et les poursuites des criminels de guerre mais il présente également les différentes preuves ayant permis la condamnation des deux officiers roumains concernés par l’affaire, Dinulescu et Petrescu.
15. La Cour fait ensuite état des recherches historiques ayant documenté la participation des autorités roumaines au génocide des Juifs en Roumanie, faisant en particulier référence au rapport adressé en 2004 au président roumain Iliescu.
La Cour renforce ainsi la fiabilité de ces recherches tout en montrant l’importance croissante des sources non juridiques auxquelles elle recourt.
16. En revanche, l’arrêt est nettement plus prudent à l’égard du « droit à la vérité » dont bénéficient en particulier les victimes de génocides, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Ce droit n’est pas encore spécifiquement reconnu dans le droit européen des droits fondamentaux mais il a fait l’objet d’une résolution des Nations Unies en 2013. Il implique l’obligation de tout mettre en œuvre pour établir la réalité des atteintes les plus graves aux droits fondamentaux et pour en rechercher et en punir les auteurs.
Comme le signalent plusieurs juges dans leur opinion partiellement dissidente à l’arrêté commenté, ce droit à la vérité avait été parfaitement satisfait par les jugements rendus dans les années 1950 : les principaux auteurs des crimes commis avaient été poursuivis et condamnés. Justice était faite. Or, la révision de ces procès dans les années 1990 a mis à mal la vérité qui avait ainsi été établie : la Cour aurait donc peut-être pu établir plus explicitement la violation de ce droit à la vérité.
Même si cette violation semble trop implicite dans l’arrêt, cela n’en demeure pas moins le sens profond de celui-ci : la réinterprétation de faits aussi graves et historiquement établis, sans le moindre élément de preuve nouveau, est inadmissible dans une société démocratique (point 155).
17. La prise de position de la Cour est particulièrement bienvenue à l’heure où un certain nombre d’hommes politiques roumains tentent encore et toujours de faire réhabiliter la plupart des figures du régime totalitaire roumain de la Seconde Guerre mondiale.
Elle peut aussi servir d’avertissement pour certains États européens, la Turquie en particulier (comme le relève notamment un chercheur turc dans cet article au titre évocateur : « Dans la Turquie d’Erdoğan, l’arme judiciaire au service du négationnisme d’État ? »), dont les représentants ou les institutions mènent des politiques qui pourraient, à leur tour, être considérée comme négationnistes par la Cour de Strasbourg (et plus seulement comme une atteinte à la liberté d’expression, comme ce fut le cas pour l’historien turc Altuğ Taner Akçam en raison de ses travaux relatifs au génocide arménien, et ayant fait l’objet de l’arrêt Altuğ Taner Akçam c. Turquie en 2011).
La Cour met ainsi plus que jamais en garde les États contre toute velléité révisionniste de l’histoire. Enfin, la Cour enrichit par cette affaire ses propres recherches et assertions historiques, nourrissant toujours plus avant le « droit à la vérité » qui se dégage dans les marges de son arrêt, tout comme le rôle incontournable de la Cour dans la protection de l’histoire.
Une décision historique, donc, indéniablement.
Votre point de vue
Jacques Fierens Le 29 septembre à 08:17
Important arrêt et remarquable commentaire de M. de Broux. Merci, Justice-en-ligne.
Répondre à ce message