Sauve-qui-peut les juges ! - Réflexions en marge du livre de Jean-Éric Schoettl, « La démocratie au péril des prétoires. De l’État de droit au gouvernement des juges »

par Marie-Françoise Rigaux - 20 juin 2023

Si ce titre, « Sauve-qui-peut les juges ! », peut paraître démesuré, il reflète le sentiment que l’on éprouve à la lecture du dernier opus de Jean-Éric Schoettl publié dans l’excellente collection « Le débat » de la maison Gallimard.
Marie-Françoise Rigaux, référendaire émérite à la Cour constitutionnelle de Belgique et professeur émérite à l’Université Saint-Louis, l’a lu et nous en propose une recension critique. Le débat est ouvert !

1. Car ce livre vibrionnant devrait faire débat.
Nos oreilles ont retenti de l’attente fébrile de nos voisins français, qui avaient confié au Conseil constitutionnel l’issue de l’adoption interminable de la loi sur la réforme des retraites. Si la crainte d’un gouvernement des juges fait plus que jamais la une des journaux et des réseaux sociaux, le livre de J. E. Schoettl, publié avant la décision du Conseil, étonne par son caractère pamphlétaire, venant d’un ancien secrétaire général de ce Conseil, aujourd’hui conseiller d’État honoraire.
On peut le regretter car ces excès masquent parfois des réflexions pertinentes. Je retiendrais en particulier les critiques que l’auteur adresse à la pénalisation de la vie publique qu’il juge outrancière en France et dans les pays latins (pp. 193 à 241) ou aux craintes qu’il émet face à la pression croissante exercée par des groupes hétérogènes, qui n’ont d’autre souci que de faire valoir des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général.

2. Il reste que, des plus modestes juridictions civiles ou pénales aux plus hautes juridictions françaises, tels le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État, aucune ne résiste à l’examen sévère de l’auteur, qui dénonce à l’envi singulièrement leur soumission aux diktats de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que leur « zèle droits-de-l’hommiste aux confins du Bisounours et du wokisme » (p. 35).
Cet « activisme judicaire » se marque par une « irrésistible ascension des juges », qui s’exerce au détriment de la souveraineté populaire et de ses organes, lesquels sont essentiellement pour l’auteur dans les mains des députés et des sénateurs, d’une part, et du pouvoir exécutif, d’autre part.

3. On peut certes le suivre quand il refuse que le système juridique français se laisse confisquer le respect des droits et libertés individuels par des groupes de pression (p. 56) ou lorsqu’il redoute que « la responsabilité pénale croissante des politiques inhibe les politiques publiques » (p. 193).
En revanche le choix des décisions de justice qu’il commente à la manière d’un homme en colère laisse sceptique sous la plume d’un juriste dont on attend réserve et probité s’abstenant de faire des amalgames tendancieux.
Qu’il dénonce la « comitologie onusienne » à l’œuvre dans la tristement célèbre affaire Lambert (voir les articles consacrés à cette affaire dans le dossier « L’euthanasie et la fin de vie » sur Justice-en-ligne) ou la méconnaissance par les juges de la « laïcité à la française » quand ils tranchent le conflit relatif à l’utilisation du burkini dans les piscines publiques, qu’il soutienne que le juge protège chacun aux dépens de tous quand il est saisi du jugement du meurtre du père Olivier Maire par un étranger en séjour illégal (p. 128) ou l’acharnement du parquet dans l’affaire Bensoussan, du nom de cet historien juif poursuivi mais finalement relaxé (ce sur quoi l’auteur passe rapidement) en raison de propos considérés comme xénophobes à l’égard de la communauté musulmane toute entière (p. 119), Jean-Éric Schoettl n’a de cesse de traquer, dans des formules qui veulent frapper « la pente démiurgique » du juge administratif (p. 171), le « caprice du juge » qui a relayé celui du prince, « le juge protecteur de chacun aux dépens de tous ».

4. Las, on pardonnerait encore ces formules qui devraient faire mouche si le discours de M. Schoettl n’attribuait pas au fond la cause de cette gouvernance des prétoires français à « l’expansion et à l’hégémonie du droit européen » (de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe) et, pire, à la domination des deux juridictions européennes dont, soutient l’auteur, les décisions outrepassent les traités, les directives et les conventions signées par les organes de ces deux institutions.
Ainsi en est-il de la Cour de justice de l’Union européenne, qui « ignore superbement les principes » (de l’Union) (p. 179) et remet en cause l’État régalien, tout comme sa consœur strasbourgeoise, qui n’est pas davantage épargnée (pp. 175 à 189).
Et de démontrer que la révolte de la Cour constitutionnelle polonaise était légitime et devrait faire des émules, comme celle du Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne du 5 mai 2020, qui condamna l’action conduite par Banque centrale de l’Union européenne (BCE), ainsi que l’arrêt de la Cour de justice qui la valida (voir, sur Justice-en-ligne, l’article de Jacques Ziller, « Karlsruhe contre Luxembourg : quel juge doit avoir le dernier mot dans l’Union européenne ? »).
Le Tribunal fédéral, estime M. Schoettl, a eu raison de dire que la volonté du peuple souverain (allemand en l’occurrence) devait prévaloir sur celui de la « primauté du droit européen » d’abord dégagé par la jurisprudence de la Cour de justice.

5. Si l’on sait le succès qu’ont, en France mais aussi dans d’autres pays de l’Union, les thèses souverainistes, on peut s’inquiéter de les voir mises en exergue par un juriste, qui a tenu des fonctions importantes au sein de deux hautes juridictions françaises, comme une solution pour « restaurer une plus juste séparation des pouvoirs ».
Il s’agirait ni plus ni moins de « dénoncer, suspendre ou renégocier traités et directives européennes contraires aux intérêts nationaux » (p. 243). Comme la directive « prohibant les discriminations indirectes sur les lieux de travail qui, même sans intention discriminatoire, désavantagent objectivement certaines expressions religieuses, ce qui est une prime aux religions les plus exhibitionnistes » (p. 244).
La France, lit-on encore, « pourrait aussi suspendre unilatéralement l’application de telle ou telle règle du droit européen ou l’observation de telle ou telle jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union ».
Et, « s’agissant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la France pourrait suspendre sa participation […]. Ou, plus simplement, y mettre fin » (p. 245).
Il pourrait encore s’agir de « priver de valeur normative la Charte européenne des droits fondamentaux et exclure sans contestation possible la compétence de la Cour dans les domaines régaliens » (p. 245).

6. Les solutions proposées en droit interne ne sont pas plus rassurantes : supprimer la question prioritaire de constitutionnalité, qui permet au Conseil constitutionnel français, à l’instar des questions préjudicielles posées à la Cour constitutionnelle belge, de répondre à des questions de constitutionnalité soulevées à propos de lois françaises déjà entrées en vigueur.
Certes, conclut l’auteur, tout ceci nécessiterait d’importantes modifications de la Constitution française, lesquelles seules permettraient par exemple à la France « de placer en rétention administrative les radicalisés ; de déchoir les djihadistes de la nationalité française ; de plafonner les flux migratoires ; de donner une valeur normative à tout ce que la laïcité française comporte de coutumier, notamment la discrétion religieuse dans l’espace public et sur les lieux de travail ; de maintenir dans les centres fermés les demandeurs d’asile tant que leur dossier est en cours d’examen ; de faire pratiquer des contrôles d’identité par les forces de l’ordre sans avoir à recueillir un agrément judiciaire préalable » (p. 246).

7. Une fois le livre refermé, l’impression de délitement général par le fait, notamment, des juges laisse dubitatif : faute de futur désirable, l’auteur rêve de retour en arrière.
Hier c’était mieux, donne-t-il à penser. En quoi ? Au choix : le monde était plus stable, la société plus protégée, l’autorité clairement exercée, les frontières vraiment surveillées.
Ce n’est qu’un fantasme, l’image d’un passé fabriqué. Le réel n’a jamais existé sous les traits harmonieux qu’on lui prête. Qu’importe... Si l’on ne peut avoir demain pour horizon, on s’invente de revenir à hier.

Jean-Éric Schoettl, La démocratie au péril des prétoires. De l’État de droit au gouvernement des juges, Paris, Gallimard, collection « Le Débat », 2022, 255 p.

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 8 juillet 2023 à 13:46

    Lorsque le président Joe Biden se déclare en désaccord avec une décision de la Cour suprême, s’agit-il (mutatis mutandis) de la "tentation illibérale de la gauche étasunienne" ?

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  • Célestin M.
    Célestin M. Le 23 juin 2023 à 02:30

    C’est regrettable de voir un juriste qui a gravi les échelons des hautes juridictions française , au crépuscule de sa vie scientifique remettre en cause les avancées démocratiques et juridiques de notre société, mieux de l’humanité. La cour européenne des droits de l’homme et la cour de justice de l’union européenne, sont une fierté européenne qui servent de modèle aux autres organisations régionales et internationales. Remettre en cause ces institutions constitue une négation du modèle européen sur le vivre ensemble.
    Certes, la question de la juridicisation des conflits qu’on peut considérer comme politiques est sujet à réflexion, elle ne constitue pas pour autant, un recule en matière de respect des libertés fondamentales. Puisqu’on y est, nous sommes face à une tentative nostalgique de plus à l’effet STANDSTIL : la non retrogression des droits civils, politiques et sociaux. Innovons pour un avenir meilleur en lieu et place de revenir sur le passé.

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  • François Daout
    François Daout Le 6 juin 2023 à 13:00

    Merci Pour ce compte rendu ! A noter que parmi les analyses doctrinales qui ont suivi l’arrêt rendu le 6 juillet 2018 par le Conseil constitutionnel ( reconnaissance de la Fraternité comme principe à valeur constitutionnelle) une des critiques les plus sévères émanait précisément de Mr Jean-Eric Schoettl Dans son commentaire ( « Fraternité et constitution- Fraternité et souveraineté » in R.F.D.A., 2018, pp. 959 et ss) il expose qu’il appartient au Conseil certes d’être un garde-fou contre les dérapages du législateur, mais qu’il doit aussi respecter le principe de souveraineté nationale « qui commande le contrôle des flux migratoires, son premier attribut étant la pérennité de la nation par la maîtrise de ses frontières : vient chez moi l’étranger que je choisis en vertu de mes lois et non celui qu’introduit le passeur par lucre ou que fait entrer le militant de la cause humanitaire pour satisfaire sa conscience. »

    Jean-Eric Schoetll conclut : « La souveraineté nationale, entendue comme le pouvoir de la nation d’admettre chez elle qui elle veut, aux conditions qu’elle fixe, devient une prétention irrecevable eu égard à son devoir d’accueil. La fraternité aurait ainsi englouti la souveraineté. »

    A lire également, dans « le monde » du 30 mai, page 1 « la tentation Illibérale de la droite française » et pages 8-9 « l’offensive de la droite contre l’Etat de droit ».

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