1. Certains patronymes ont le pouvoir de déchaîner immédiatement les passions. En France, le nom de Philippe Pétain en fait assurément partie.
En 2018, lors des commémorations du centenaire de l’armistice, le Président français a déclaré que Philippe Pétain a été « pendant la Première Guerre mondiale un grand soldat » avant de poser « des choix funestes » pendant la Deuxième en collaborant avec le régime nazi.
On peut difficilement faire une déclaration plus ambiguë. Même au XXIème siècle, les autorités françaises jouent à l’équilibriste dès qu’il s’agit d’évoquer ce nom.
2. Face aux débats suscités par la personnalité de Philippe Pétain, le travail de l’historien anglais Julian Jackson apporte une mise à distance.
Comme son titre l’indique, ce livre s’intéresse au procès de Philippe Pétain lorsqu’il est jugé à Paris par la Haute Cour de Justice du 23 juillet 1945 au 15 août 1945. Par souci d’exhaustivité, Julian Jackson s’intéresse également au contexte socio-politique avant la tenue du procès et étend son analyse après le verdict. Même après sa mort, la figure de Philippe Pétain revient régulièrement hanter le débat public.
3. Malgré l’épaisseur de l’ouvrage et ses nombreuses références historiques, il est difficile d’en arrêter la lecture tant le récit historique est captivant.
Le propos de l’auteur est structuré en trois parties intitulées : « Avant le procès », « Dans la salle d’audience » et « Ce passé qui ne passe vraiment pas ».
L’excellente traduction de l’ouvrage rend la lecture particulièrement fluide.
Même s’il est essentiellement question d’un procès, de l’instruction à la condamnation, le livre de Julian Jackson n’est pas un ouvrage juridique. C’est avant tout un travail historique – et par certains moments philosophique – sur l’un des plus important procès mené au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
4. Mais alors, qui était ce Philippe Pétain pour encore provoquer le malaise ?
En quelques dates. Philippe Pétain est né en 1856. Il entre à l’école militaire de Saint-Cyr en 1876. En 1916, il est chargé du commandement des troupes à Verdun. Une partie de l’opinion publique le voit alors comme le « Vainqueur de Verdun ». En 1917, il devient commandant en chef de l’armée française. En 1918, il est élevé à la dignité de maréchal de France.
Après la défaite de 1940, il apparaît comme un homme providentiel. Une fois l’armistice signé, Philippe Pétain obtient de l’Assemblée nationale les pleins pouvoirs. La propagande le montre donnant la main aux enfants. Le 24 octobre 1940, il serre celle d’Adolphe Hitler. Jusqu’en 1944, il est le chef de l’État français dit « régime de Vichy » et pratique une politique de collaboration avec l’Allemagne nazie. Il se rend aux autorités françaises le 26 avril 1945. Le 23 juillet 1945 débute son procès, Philippe Pétain est alors âgé de 89 ans.
5. À de nombreux égards, l’ouvrage de Julian Jackson soulève à quel point ce procès a été singulier.
Tout d’abord, contrairement aux procès de Nuremberg ou de Tokyo, dans lesquels les criminels de guerre font face à la justice internationale, Philippe Pétain va être jugé par ses compatriotes. Ne reconnaissant pas l’autorité de la Haute Cour de Justice, il va garder le silence tout au long de son procès.
Indéniablement, la composition de la Haute Cour de Justice qui va juger Philippe Pétain est interpellante. Ni l’accusation, ni les jurés, ni les avocats, ni les témoins à charge, ni les témoins à décharge ne comptent de femmes dans leurs rangs. Celles-ci sont tout simplement invisibilisées. Mais ce n’est pas la seule « chaise vide ».
Julian Jackson souligne que les Juifs ont également été les grands absents de ce procès. Aucun Juif, en tant que tel, n’a été invité à témoigner. De surcroît, André Mornet, pourtant procureur général au procès de Philipe Pétain, a lui-même été vice-président de la commission de révision de naturalisation au début des années 1940. Comme le relève Julian Jackson, cette commission mise en place par le « régime de Vichy » a été « l’amorce d’une série de mesures de persécution qui placèrent progressivement les Juifs en dehors de la communauté nationale, les excluant de nombreuses professions et les spoliant de leurs droits ».
À côté des « absents » au procès, il y a également certaines présences discrètes. Le jeune François Mitterrand va assister à quelques jours d’audience assis dans les places réservées au public. Bien des décennies plus tard, des clichés le montrant en présence de Philippe Pétain durant l’Occupation ainsi que ses relations avec d’anciens membres de la collaboration vont choquer l’opinion publique.
6. Certaines personnalités vont toutefois marquer le procès, à l’instar de Léon Blum. Celui-ci a fait partie de la minorité de parlementaires qui ont refusé de conférer les pleins pouvoirs à Philippe Pétain.
Comme le relève Julian Jackson, aujourd’hui à Vichy, un monument commémore ces quatre-vingt parlementaires qui votèrent « non ». Toutefois, le fait que la plupart des parlementaires votèrent « oui » est éludé, transformant « un moment de honte nationale en une célébration de la résistance ». Opposé au « régime de Vichy » et victime d’actions antisémites, Léon Blum va être incarcéré sur ordre de Philippe Pétain. En 1943, il est déporté. Revers de l’histoire, en 1945, c’est désormais Léon Blum qui est témoin à charge et Philippe Pétain dans le box des accusés. Combatif et digne, le témoignage de Léon Blum, revenu d’entre les morts, est capital.
La prise de parole de Paul Reynaud, également témoin à charge, est tout aussi remarquable mais pour d’autres raisons. Julian Jackson se demande si, en étant présents au tribunal pour accuser Philippe Pétain, il ne cherchait finalement pas à se réhabiliter lui-même, comme d’autres hommes politiques venus témoigner au procès.
7. La défense de Philippe Pétain et la personnalité de ses avocats sont aussi décrites par l’auteur.
Deux stratégies de défense presque inconciliable sont utilisées. L’une suggère que Philippe Pétain, lorsqu’il endosse sa fonction de chef de l’État français, est déjà un vieillard fatigué voire gâteux que son entourage manipule. L’autre au contraire prend le parti de tout assumer. Sa défense va même jusqu’à avancer que la collaboration relève d’un hypothétique « double jeu », consistant à traiter avec les nazis tout en favorisant leur défaite.
8. À l’issue de son procès, Philippe Pétain est condamné à mort le 15 août 1945. Le général de Gaulle commue cette peine en peine de détention à perpétuité.
Il meurt en détention le 23 juillet 1951 presque centenaire.
9. Même s’il traite d’un procès qui s’est déroulé il y a près de quatre-vingt ans, l’ouvrage de Julian Jackson résonne étrangement avec notre actualité. Dans une Europe tentée par l’extrême-droite et les populismes, ce livre nous invite d’abord à rester critique face à la figure de « l’homme providentiel » (comme le relève Manuela Cadelli dans « La légitimité des élus & l’honneur des juges », qui a fait l’objet d’un article de présentation sur Justice-en-ligne).
Tout au long de l’ouvrage apparaissent aussi en filigrane la multitude des petites compromissions qui ont abouti à ce que les autorités françaises elles-mêmes se chargent d’envoyer des milliers de personnes dans les camps de la mort.
Au terme de cette lecture, une question émerge : de quoi « Philippe Pétain » est-il le nom ? Peut-être de ces fonctionnaires diligents, de ces hommes politiques complaisants et de ces magistrats qui lui ont prêté serment et ont concouru à une érosion continue de l’État de droit.
Pour qu’il n’y ait plus jamais de « Philippe Pétain », il n’est pas inutile de garder en mémoire que, lorsque l’on fait l’économie des droits fondamentaux et de l’esprit critique, cela peut avoir des conséquences tragiques.
Julian Jackson, Le Procès Pétain – Vichy face à ses juges, Paris, Éditions Seuil, 2024, 480 pp.