Les internés : la fin d’une politique des oubliettes ?

par Fanny Vansiliette - 25 octobre 2016

Le 6 septembre 2016, la Cour européenne des droits de l’homme est revenue sur la situation des déficients mentaux qui sont détenus dans les prisons belges.

Ceci donne à Justice-en-ligne l’occasion de revenir sur la grave problématique du sort des personnes détenues dans une annexe psychiatrique d’un établissement pénitentiaire belge et ayant fait l’objet d’une mesure d’internement. Cette question a déjà été abordée sur notre site après un précédent arrêt de la Cour européenne, Claes c. Belgique, prononcé le 10 janvier 2013 (Pauline Derestiat, « La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Belgique en raison de la situation des internés dans le système carcéral »).
Fanny Vansiliette, avocat au Barreau de Bruxelles et membre de l’Observatoire international des prisons, nous explique le sens de ces arrêts.

L’article sera suivi, d’ici quelques jours, de la publication sur Justice-en-ligne d’un éclairage porté sur ces questions par Isy Pelc, psychiatre et professeur à l’Université libre de Bruxelles.

1. Lorsqu’au moment de commettre une infraction, la personne est atteinte d’un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et qu’elle présente toujours les mêmes troubles au moment du jugement, elle sera jugée irresponsable de ses actes et une mesure d’internement sera prononcée contre elle. C’est logique : la répression pénale classique (privation de liberté, amende, etc.) implique que l’auteur des faits ait la maîtrise de ses actes.

2. L’internement ne constitue donc pas une peine mais une mesure de sûreté. Elle a vocation, selon les termes de l’article 1er de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société.

Par conséquent, la personne internée doit se voir proposer les soins dont elle a besoin pour mener une vie conforme à la dignité humaine. Ces soins doivent lui permettre de se réinsérer le mieux possible dans la société et sont dispensés « lorsque cela est indiqué et réalisable » par le biais d’un trajet de soins de manière à être adaptés à la personne internée.
Ça, c’est la théorie.

3. Dans la pratique, malheureusement, l’internement est souvent qualifié de « politique des oubliettes ».
En effet, les personnes internées sont « parquées » durant plusieurs années dans les annexes psychiatriques des prisons qui, de par leur structure, leur vétusté et la surpopulation qui les touche, n’offrent aucune possibilité de soins effectifs. Les internés y patientent, sans aucune évolution possible, jusqu’à ce qu’une place soit libérée au sein d’un établissement de défense sociale, c’est-à-dire les institutions chargées en principe d’accueillir les internés.

4. Malheureusement, cette situation est loin d’être neuve et a déjà été dénoncée à de multiples reprises tant par des organisations internationales, comme le Comité européen pour la prévention de la torture, que par des organisations nationales, telles que la Ligue des droits de l’homme ou l’Observatoire international des prisons.
La Belgique a d’ailleurs déjà été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, dans trois arrêts du 10 janvier 2013, la haute juridiction a rappelé qu’il « n’était guère suffisant que le détenu soit examiné et un diagnostic établi » mais qu’il était « par contre primordial qu’une thérapie correspondant au diagnostic établi et une surveillance médicale adéquate soient également mis en œuvre ».
Par conséquent, le maintien d’une personne internée en annexe psychiatrique sans espoir réaliste d’un changement, sans encadrement médical approprié et pendant une période significative constitue une épreuve particulièrement pénible qui le soumet à une détresse qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et constitue, partant, un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Cour européenne des droits de l’homme.

5. Ces trois condamnations prononcées en 2013 n’ont pourtant eu aucun effet sur la politique belge de gestion des personnes internées.
Ainsi, au moment de voter une nouvelle réforme de l’internement au mois de mai 2014, le législateur n’a pas cru bon d’abroger l’existence même des annexes psychiatriques au sein des prisons ou, à tout le moins, de fixer un délai maximum durant lequel l’interné peut y être enfermé. La Belgique continue donc d’ignorer de toutes les recommandations les plus élémentaires en la matière, au risque d’être à nouveau pointée du doigt.

6. La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas attendu longtemps pour se saisir à nouveau du problème. En effet, ce 6 septembre 2016, elle a rendu un arrêt droit « pilote » condamnant la Belgique, pour violation des articles 3 (traitements inhumains et dégradants), 5, § 1 (droit à la liberté et à la sûreté), et 5, § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention), combiné avec l’article 13 (droit à un recours effectif), à indemniser un interné, W.D., pour son préjudice moral, lequel a été évalué en satisfaction équitable à la somme de 16.000 euros.
W.D, né en 1987, a été interné en février 2007, pour des faits qualifiés d’attentat à la pudeur – sans violence ou menace – sur un mineur âgé de moins de seize ans. Il fut interné à la section de défense sociale de la prison de Merksplas le 2 juillet 2007 et y séjournait depuis lors sans interruption au moment du prononcé de l’arrêt.
La Cour a estimé que W.D. a subi un traitement dégradant en raison de son maintien en détention depuis plus de neuf ans dans un environnement carcéral, sans thérapie adaptée à son état de santé mentale et sans perspective de réinsertion.
La Cour a également jugé que l’internement de W.D. dans un lieu inadapté à son état de santé depuis 2006, a rompu le lien requis par l’article 5 § 1, e) de la Convention entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a lieu, relevant que, si W.D. était maintenu dans une aile psychiatrique d’une prison, c’est principalement en raison d’un défaut structurel d’alternative.
La Cour a aussi considéré que le système belge, tel qu’il était en vigueur au moment des faits, ne permettait pas à W.D. de disposer d’un recours effectif en pratique, pour faire valoir ses griefs tirés de la Convention, c’est-à-dire susceptible de redresser la situation dont il est victime et d’empêcher la continuation des violations alléguées.

7. La Cour a enfin jugé que la situation de W.D. tirait son origine d’un dysfonctionnement structurel propre au système belge d’internement. En application de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts) de la Convention, la Cour a estimé que l’État belge était tenu de revoir son système d’internement des personnes délinquantes de telle sorte que la dignité des détenus soit respectée.
Par conséquent, la Cour a décidé d’appliquer la procédure dite d’« arrêt pilote ».
La procédure d’arrêt pilote est enclenchée par la Cour européenne des droits de l’homme lorsque, confrontée à une multitude de requêtes ayant toutes le même objet, elle constate que l’origine des violations dénoncées est de nature structurelle.
Dans ce cadre, la Cour ne se contente pas de constater l’existence d’une ou plusieurs violations à la Convention mais identifie le problème systémique et donne au gouvernement concerné des indications claires sur les mesures de redressement qu’il doit adopter pour y remédier. La Cour laisse un délai à l’État pour ce faire.
En l’espèce, la Cour a estimé que la situation de W.D. tirait son origine d’un dysfonctionnement structurel propre au système belge d’internement, qui a touché et est susceptible de toucher encore à l’avenir de nombreuses personnes.
Ce caractère structurel était confirmé par le fait que sont actuellement pendantes devant la Cour une quarantaine de requêtes dirigées contre la Belgique et soulevant un problème de compatibilité avec l’article 3 ou l’article 5, §§ 1 et 4, de la Convention en raison du maintien en détention dans différentes prisons belges de délinquants souffrant de troubles mentaux sans prise en charge thérapeutique adaptée et sans recours capable de redresser cette situation. Le nombre de requêtes de ce type est en augmentation constante, ce qui a largement justifié le déclenchement de la procédure d’arrêt pilote.

8. Quant aux mesures à prendre, la Cour a spécifiquement encouragé l’État belge à agir afin de réduire le nombre de personnes ayant commis des crimes ou des délits souffrant de troubles mentaux qui sont internées, sans encadrement thérapeutique adapté, au sein des ailes psychiatriques des prisons.
Un délai de deux ans a été accordé à la Belgique pour remédier à cette situation.
La Cour européenne des droits de l’homme a donc signé la fin de l’immobilisme irresponsable des politiques en matière d’internement.
Une lueur d’espoir a été allumée, ce 6 septembre 2016, dans le cœur de tous les internés. Gageons que l’État ne les décevra pas, une nouvelle fois.

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Fanny Vansiliette


Auteur

avocate au barreau de Bruxelles et assistante à l’UCLouvain-Saint-Louis Bruxelles

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