Une lettre ouverte de neufs Premiers ministres européens
1. Cette lettre ouverte commence par rappeler leur « firm belief in our European values, the rule of law and human rights » et, après avoir indiqué qu’ils sont « committed to a rule-based international order », ils affirment qu’ils « believe deeply in the inviolable dignity of the individual and in the role of multilateral institutions, including the UN, the EU and NATO ».
Ils pointent ensuite l’évolution de nos sociétés depuis le lendemain des guerres ayant marqué l’Europe au XXe siècle, évolution marquée spécialement par les mouvements de migration vers notre continent. Ils écrivent notamment ceci, après avoir constaté que certains migrants ont choisi la voie de l’intégration dans nos sociétés :
« Others have come and chosen not to integrate, isolating themselves in parallel societies and distancing themselves from our fundamental values of equality, democracy and freedom. In particular, some have not contributed positively to the societies welcoming them and have chosen to commit crimes ».
2. C’est après avoir dressé ce tableau qu’ils portent un regard critique sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires impliquant des immigrés :
« However, as leaders, we also believe that there is a need to look at how the European Court of Human Rights has developed its interpretation of the European Convention on Human Rights. Whether the Court, in some cases, has extended the scope of the Convention too far as compared with the original intentions behind the Convention, thus shifting the balance between the interests which should be protected.
We believe that the development in the Court’s interpretation has, in some cases, limited our ability to make political decisions in our own democracies. And thereby affected how we as leaders can protect our democratic societies and our populations against the challenges facing us in the world today ».
En d’autres termes, ces dirigeants reprochent à la Cour d’avoir développé une interprétation évolutive du contenu des droits énoncés par la Convention, s’éloignant de ce que les États signataires de celle-ci auraient admis lors de son adoption en 1950. Cette interprétation novatrice limiterait leur aptitude à prendre certaines décisions politiques. Ils illustrent cela par la jurisprudence rendant plus compliquée pour les États d’éloigner de leur territoire les étrangers ayant commis des crimes.
3. Ils concluent leur propos comme suit :
« - We should have more room nationally to decide on when to expel criminal foreign nationals. For example, in cases concerning serious violent crime or drug-related crime. By its nature such crime always has serious implications for the victims.
– We need more freedom to decide on how our authorities can keep track of for example criminal foreigners who cannot be deported from our territories. Criminals who cannot be deported even though they have taken advantage of our hospitality to commit crime and make others feel unsafe.
– We need to be able to take effective steps to counter hostile states that are trying to use our values and rights against us. For example, by instrumentalizing migrants at our borders ».
Quelques rappels sur le rôle et le fonctionnement de la Cour européenne des droits de l’homme
4. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser cette lettre ouverte, qui appellerait de plus longs développements.
On se limitera à rappeler ce qui suit pour bien comprendre le rôle et le fonctionnement de la Cour européenne des droits de l’homme.
5. Avant toute chose, les États signataires de la Convention européenne des droits de l’homme, en vertu de l’article 34 de ce texte obligatoire à leur égard, ont tous accepté que leurs actes, après l’épuisement des voies de recours devant leurs propres juridictions, peuvent faire l’objet de recours émanant de « toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’[un] des [États parties à ladite Convention] des droits reconnus dans [celle-ci] ». Cet article 34 ajoute même que les États « s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit ».
Les États sont tenus de respecter les décisions de la Convention européenne des droits de l’homme et le Comité des ministres du Conseil de l’Europe surveille leur bonne exécution.
C’est une des originalités – une des fiertés – de notre système européen de protection des droits humains d’aller ainsi au-delà de la simple proclamation, en quelque sorte platonique, de droits dont jouissent les personnes soumises à des décisions prises par les États : une juridiction, la Cour européenne des droits de l’homme, est en outre chargée de dire le droit et, s’il y a lieu, de condamner ceux-ci s’ils ne respectent pas les engagements pris lorsqu’ils ont adopté la Convention et l’ont donc rendue obligatoire à leur égard.
Cela concerne toutes les personnes victimes de violation de leurs droits humains par les États signataires de la Convention : peu importe qu’ils aient la nationalité de ces États ou qu’ils ne l’aient pas.
6. Ensuite, c’est le propre de toute juridiction, qu’elle soit nationale ou internationale, d’interpréter les textes qu’elle a à appliquer. C’est son rôle même, et il est fondamental qu’elle puisse le faire en toute indépendance, à défaut de quoi elle n’aurait plus de juridiction que le nom et nos droits humains seraient nettement moins bien protégés.
Il appartient donc à la Cour de Strasbourg de procéder à l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme lorsqu’elle l’applique.
La Cour européenne des droits de l’homme et l’interprétation de la Convention
7. Enfin, l’interprétation d’un texte adopté par les États (leurs lois, leurs règlements, les règlements et directives européennes et… les conventions internationales qu’ils ont ratifié) n’est en principe jamais figé. Tout juge est naturellement amené à faire dire à un texte ce qu’il estime raisonnablement que les auteurs du texte auraient écrit s’ils étaient dans les circonstances d’aujourd’hui.
C’est ce que l’on appelle l’interprétation évolutive des règles de droit, que l’on observe dans toutes les matières, et pas seulement en droit des étrangers.
Ainsi, par exemple, dès son arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, la Cour européenne des droits de l’homme a « rappe[lé] que la Convention est un instrument vivant à interpréter […] à la lumière des conditions de vie actuelles […] » (§ 31).
Dans une de ses brochures destinées au grand public, publiée sur le site internet de la Cour, celle-ci s’en explique de la manière suivante :
« Ce qui fait la force de la Convention et la rend extraordinairement moderne, c’est l’interprétation que la Cour en fait : une interprétation dynamique, à la lumière des conditions de vie actuelles. Par sa jurisprudence, la Cour a élargi les droits énoncés par la Convention, si bien que ses dispositions s’appliquent aujourd’hui à des situations totalement imprévisibles et inimaginables à l’époque de son adoption, telles les questions liées aux nouvelles technologies, à la bioéthique ou à l’environnement. La Convention s’applique également à des questions sociétales ou sensibles pouvant avoir trait, par exemple, à des problématiques liées au terrorisme ou aux migrants » (« La Convention européenne des droits de l’homme - un instrument vivant », p. 7).
Sans cette approche dynamique, le droit serait figé. Par exemple, il n’y aurait pas eu d’arrêt Marckx du13 juin 1979 condamnant les discriminations subies à l’époque en Belgique par les enfants nés hors mariage, la Cour se fondant de manière créatrice sur le droit au respect de la vie familiale et le principe de non-discrimination. Il n’y aurait pas eu davantage le développement spectaculaire – et bienvenu – de la jurisprudence strasbourgeoise relative aux atteintes à la santé et à l’environnement qui prend appui sur le droit au respect de la vie privée, ainsi que Justice-en-ligne l’a illustré par plusieurs articles consacrés à des arrêts en ce sens prononcés par la Cour (voir le dossier thématique « L’environnement et le climat »).
Cette approche n’est donc pas limitée aux situations impliquant des étrangers et cette méthode est mise en œuvre par d’autres juridictions dans le monde qui appliquent et interprètent des instruments de protection des droits humains.
La Justice et l’État de droit
8. En réalité, dans nos États de droit, dès lors qu’il y existe des recours juridictionnels contre les actes posés par les autorités politiques, comme tel est le cas, par exemple, de l’existence du contrôle juridictionnel de la conformité des lois, des règlements ou des actes administratifs aux règles supérieures, et qu’il y existe aussi le contrôle par des juridictions internationales du respect des droits humains par les États, le pouvoir absolu qu’ont ces autorités de mener leurs politiques comme bon leur semble est nécessairement limité : ces balises trouvent leur source dans des instruments supérieurs ayant précisément cette vocation et deviennent effectives – et pas simplement théoriques – grâce au fait que des juridictions indépendantes et impartiales assurent l’application, l’interprétation et le respect de ces instruments.
9. Chacun peut donc avoir son opinion sur les interprétations des textes supérieurs proposées par les juges, mais il serait contraire à la notion même d’État de droit que des reproches soient faits par les autorités politiques au fait même que ces juges exercent leurs compétences en toute indépendance ou se fondent sur une interprétation des textes supérieurs qui ne correspondent pas au souhait des autorités politiques, même si cette interprétation est évolutive ou novatrice : telle est la nature des choses lorsqu’un juge faut son métier, ainsi qu’on vient de le montrer.
10. Il faut rappeler aussi que, lorsque les juges, au sein des États ou au niveau transnational, exercent un contrôle des actes posés par les autorités politiques ou par les administrations, ils le font après avoir en principe entendu le point de vue non seulement de ceux qui contestent ces actes (par exemple les requérants devant la Cour européenne des droits de l’homme), mais aussi l’argumentation des États concernés ; c’est ce que l’on appelle le principe de la contradiction des débats devant des juges, lesquels doivent bénéficier de garanties d’impartialité.
C’est précisément cela qui permet aux juridictions de poser le pour et le contre avant de donner raison ou de donner tort aux autorités politiques ou aux administrations concernées, le plus souvent en outre en exerçant leurs compétences de manière collégiale, c’est-à-dire en associant plusieurs magistrats, dont les sensibilités sont nécessairement différentes, à la décision finalement prise par eux.
La Cour européenne des droits de l’homme et l’immigration : quelques repères
11. La Cour rappelle régulièrement que les États ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention européenne des droits de l’homme, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. Ni la Convention ni ses Protocoles, précise-t-elle, ne consacrent le droit à l’asile politique (par exemple : son arrêt Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, du 30 octobre 1991 (§ 102) ou son arrêt Mamatkoulov et Askarov c. Turquie du 4 février 2005, § 66).
La Cour confronte alors les actes posés par les États en matière d’immigration comme dans les autres domaines de l’action administrative et politique, aux principes énoncés par la Convention européenne des droits de l’homme. Elle veille alors, ainsi que le confirment plusieurs arrêts, à vérifier si les administrations nationales concernées ont observé un « juste équilibre entre les intérêts en jeu » (par exemple : son arrêt Moustaquim c. Belgique, § 46), à savoir, d’une part, les prérogatives des États et, d’autre part, leur obligation de respecter la Convention européenne des droits de l’homme.
Lorsque des droits fondamentaux sont violés, spécialement l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants, à l’occasion de l’extradition ou de l’expulsion de certains étrangers illégaux, la Cour condamne les États. Ainsi, par exemple, par ses arrêts Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989 (§ 91) et Cruz Varas e.a. c. Suède du 20 mars 1991 (§§ 69 et 70), la Cour a jugé que la décision d’un État d’extrader ou d’expulser un étranger délinquant peut soulever un problème au regard de ces interdictions énoncées par l’article 3 de la Convention lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’extrade ou l’expulse vers un État, y courra un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
Cela ne signifie pas qu’il suffirait qu’une personne agissant devant la Cour européenne des droits de l’homme invoque le risque de torture ou de traitement inhumain ou dégradant dans son pays de destination pour qu’automatiquement la Cour fasse obstacle à l’extradition ou à l’expulsion de l’intéressé : cela dépend des situations concrètes, que la Cour apprécie soigneusement en fonction des éléments que lui soumettent les requérants subissant une décision d’éloignement, mais aussi les États ayant pris celle-ci. Par exemple, dans ses arrêts Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, du 30 octobre 1991 (§ 102) et Mamatkoulov et Askarov c. Turquie du 4 février 2005 (§ 66), précités, de même d’ailleurs que dans l’arrêt Cruz Varas précité (§ 86), elle a validé les décisions d’expulsion ou d’extradition contestées. D’autres arrêts, au terme d’un examen attentif des circonstances concrètes, concluent à la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit les traitements inhumains et dégradants (par exemple l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, § 107).
Plusieurs réactions à la lettre ouverte
12. C’est dans ce contexte, ici fortement résumé et incomplet, qu’il faut comprendre que plusieurs institutions ont réagi à la lettre ouverte précitée des neuf Premiers ministres.
13. Tel a été le cas, assez rapidement, d’Alain Berset, Secrétaire général du Conseil de l’Europe, qui a réagi ce 24 mai 2025 à cette lettre ouverte en regrettant notamment cette politisation de la Cour : « Dans une société régie par l’État de droit, aucun pouvoir judiciaire ne devrait être soumis à des pressions politiques », écrit-il. Il conclut son propos par la considération suivante :
« Face aux défis complexes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, notre tâche n’est pas de fragiliser la Convention, mais de la maintenir forte et pertinente, afin de garantir l’équilibre entre liberté et sécurité, justice et responsabilité. Tel est l’héritage que nous avons reçu. Telle est la mission qui nous incombe ».
En Belgique, quinze professeurs d’université, du nord, du centre et du sud du pays, ont publié une carte blanche dans le journal « Le Soir » du 26 mai 2025, marquant leur « consternation » à la lecture de la lettre ouverte : « La Cour européenne des droits de l’homme, obstacle dans les politiques migratoires ? Entre désinformation et monstruosités ». Il y est renvoyé.
Autre réaction, datant de ce 27 mai 2025 : « Six institutions des droits humains appellent à respecter l’indépendance de la Cour européenne des droits de l’homme ». Il s’agit des institutions suivantes : l’Institut fédéral des droits humains (IFDH), le Conseil central de surveillance pénitentiaire (CCSP), l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH), Myria (Centre fédéral Migration), le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale et Unia (centre interfédéral anti-discrimination).
À cette même date du 27 mai 2025, d’éminents juristes réunis lors du Printemps du droit à Paris, ont publié un appel exprimant leur « profonde inquiétude » à la lecture de la lettre ouverte, qui, selon eux, « traduit une volonté de remise en cause des droits humains ». Le Printemps du droit réunit périodiquement, depuis 2023, des acteurs ou observateurs du droit aux niveaux national, européen et international autour de la pensée de Mireille Delmas-Marty, éminente juriste française, pénaliste et spécialiste des droits humains, professeure au Collège de France et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, aujourd’hui décédée.
Par une déclaration publiée le 4 juin dernier, le Conseil des barreaux européens (CCBE) s’est également exprimé, qui se conclut comme suit :
« Plutôt que de réviser la signification de la Convention pour l’adapter aux tendances politiques, les États membres doivent se concentrer sur son maintien et son renforcement pour répondre aux défis de notre temps ».
Une rencontre numérique autour de la lettre ouverte, organisée par Amnesty International Belgique
14. Le débat se poursuit : le jeudi 12 juin 2025 de 12.30 h à 13.45 h, autour de la publication de la lettre ouverte ici commentée, Amnesty International Belgique (Agor@mnesty) organise une rencontre en direct numérique (via Zoom) sur le thème « Menaces sur l’indépendance de la Cour européenne des droits de l’homme » en compagnie de Françoise Tulkens, professeure émérite de l’Université catholique de Louvain, ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, et de Manuela Cadelli, juge au tribunal de première instance de Namur, ancienne présidente de l’Association syndicale des magistrats et auteure, notamment, de « La légitimité des élus et l’honneur des juges ». La rencontre sera modérée par Céline Romainville, administratrice à la Ligue des droits humains et professeure de droit constitutionnel à l’Université catholique de Louvain.
Pour s’inscrire à cette conférence numérique, cliquez ici.
Votre point de vue
Denis Luminet Le 10 juin à 10:16
Re : il serait contraire à la notion même d’État de droit que des reproches soient faits par les autorités politiques...
N’est-il pas tout aussi contraire à la notion même d’État de droit que des reproches soient faits par les autorités judiciaires, telles notre Cour de Cass’, laquelle affirmait
"Il est donc tout à fait inexact d’affirmer, comme le fait l’arrêt de la Cour européenne
du 29 mars 2011, que l’obligation de mentionner les dispositions légales violées
serait une création jurisprudentielle de la Cour de cassation
[...]
Si la Cour européenne des droits de l’homme paraît avoir compris que cette
technique "est inspirée par la spécificité du rôle joué par la Cour de cassation" (n°
73), elle n’a pas pris conscience de l’exacte mesure de cette spécificité et des
conséquences qui doivent en être déduites"
Voir https://hofvancassatie.be/pdf/JVRA/Rapport_annuel_2012.pdf
Conclusion, traduite de langue de bois en français : peut-on dire "Quelle bande de débiles, à Strasbourg !" Place Poelaert, mais pas Rue de la Loi ?
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