La passation et le contrôle juridictionnel des marchés publics

par Nathan Mouraux - 10 novembre 2025

La presse a largement fait écho à la « saga » des masques buccaux de la société Avrox commandés par la Défense via une procédure de marché public au plus fort de l’épidémie de Covid-19. Cette commande a effectivement rapidement donné lieu à l’ouverture d’une instruction judiciaire à l’encontre de cette société. Par ailleurs, certains soumissionnaires qui s’estimaient injustement évincés de la procédure de marché public ont introduit un recours en annulation devant le Conseil d’État, auquel il a été fait droit par un arrêt n° 261.999 du 16 janvier 2025.
Cette actualité récente permet à Nathan Mouraux, avocat au barreau de Bruxelles et assistant à l’Université libre de Bruxelles, de revenir sur les règles générales de la procédure de passation des marchés publics et de son contrôle juridictionnel.

Les marchés publics : qui, quoi et comment ?

1. Le plus souvent, lorsqu’une personne publique au sens large souhaite conclure un contrat avec un tiers portant sur des travaux, des fournitures ou des prestations de services, elle recourt à la technique dite des « marchés publics ».

2. La règlementation sur les marchés publics est harmonisée par le droit l’Union européenne et s’applique donc, avec quelques nuances, sur tout le territoire européen. Chez nous, il s’agit d’une compétence principalement fédérale, ce qui implique que cette règlementation est identique sur tout le territoire belge pour ce qui concerne ses règles essentielles.

3. Les destinataires principaux de cette règlementation sont les « pouvoirs adjudicateurs ». Cette notion est définie par l’article 2, 1°, de la loi du 17 juin 2016 ‘relative aux marchés publics’, qui identifie, d’une part, l’État, les Régions, les Communautés et les autorités locales et, d’autre part, les « organismes de droit public », qui doivent satisfaire à la double condition d’avoir été créés pour remplir un besoin d’intérêt général et de dépendre, d’un point de vue financier ou organique, de l’une des entités susvisées. De nombreuses autres personnes morales que l’État sensu stricto sont donc soumises à cette règlementation : les établissements universitaires, certains hôpitaux ou encore les entreprises publiques autonomes (la SNCB, Infrabel, Bpost, etc.).

4. La règlementation sur les marchés publics dispose d’un champ d’application matériel particulièrement large dans la mesure où elle trouve à s’appliquer dès qu’un pouvoir adjudicateur cherche à passer un contrat onéreux portant sur une commande de travaux, de fournitures ou de prestations de services auprès d’un « opérateur économique ».
Cette seconde notion est également définie à l’article 2, 10°, de la loi du 17 juin 2016, comme toute personne physique ou morale, de droit privé ou de droit public qui offre « la réalisation de travaux […] des fournitures ou des services » sur un marché donné. Cette notion est également largement diversifiée : il peut s’agir de l’entreprise chargée de la construction d’un immeuble pour la Région, de l’entreprise chargée de fournir des masques buccaux à l’État ou encore du cabinet d’avocats désigné pour traiter un litige pour le compte d’une administration (voir l’article suivant publié sur Justice-en-ligne : Pierre Nihoul, « Vers une objectivation de la désignation des avocats de la Région wallonne et de la Communauté française »).
Certains types de commandes, comme l’eau, l’énergie, les transports ou les services postaux, obéissent par ailleurs à certaines règles plus souples prévues par la même loi du 17 juin 2016. Il s’agit des « secteurs spéciaux », qui sont qualifiés comme tels par opposition aux « secteurs classiques ».

5. L’objectif principal de la règlementation est de garantir aux opérateurs économiques que les pouvoirs adjudicateurs passent leurs commandes selon des procédures respectueuses des principes d’égalité, de transparence et de concurrence. L’idée centrale est d’assurer une forme d’égalité des chances entre tous les opérateurs économiques susceptibles de pouvoir répondre aux besoins des pouvoirs adjudicateurs et, ainsi, d’éviter toute forme de favoritisme.
Un autre objectif primordial est de garantir que les deniers publics soient dépensés à bon escient. Ainsi, l’article 81, § 1er, de la loi du 17 juin 2016 dispose que le pouvoir adjudicateur doit choisir « l’offre économiquement la plus avantageuse » sur la base d’une analyse des offres reposant sur les critères d’attribution déterminés en amont, généralement au sein d’un cahier spécial des charges. Ces critères doivent permettre au pouvoir adjudicateur de déterminer l’offre qui présente le meilleur rapport qualité/prix.

6. Afin d’atteindre ces deux objectifs, le législateur a instauré diverses règles, plus ou moins contraignantes selon le montant de la commande concerné, qu’il nous est impossible de résumer dans le cadre restreint de la présente contribution, tant elles sont nombreuses et techniques.
Ce sont la loi du 17 juin 2016 et son arrêté royal d’exécution du 18 avril 2017 qui organisent lesdites règles. Ces textes ont prévu différentes procédures, choisies selon la nature ou le montant estimé du marché, comme la procédure ouverte, la procédure restreinte, la procédure négociée avec ou sans publicité ou encore la procédure allégée relative aux marchés de faible montant. Les règles applicables varient selon les procédures.
Toutes ces procédures nécessitent, en tout cas, d’organiser une certaine forme de mise en concurrence, respectueuse des principes d’égalité et de transparence, qui doit déboucher sur l’attribution du marché à l’opérateur économique ayant remis « l’offre économiquement la plus avantageuse ». Certaines d’entre elles nécessitent, par ailleurs, qu’un avis de publication soit publié au Bulletin des Adjudications ou au Journal Officiel de l’Union européenne.

Les contrôles juridictionnels

7. L’opérateur économique participant à une procédure de passation d’un marché public, lorsqu’il considère que les règles susvisées n’ont pas été respectées et qu’il souhaite dès lors contester la décision du pouvoir adjudicateur, dispose de différentes voies de recours.

8. Le régime en vigueur est organisé par la loi du 17 juin 2013 ‘relative à la motivation, à l’information et aux voies de recours en matière de marchés publics, de certains marchés de travaux, de fournitures et de services et de concession’.
Il est fondé sur une première distinction, qui porte sur la nature du pouvoir adjudicateur qui a attribué le marché concerné. Lorsque le pouvoir adjudicateur est une « autorité administrative » au sens de l’article 14, § 1er des lois coordonnées ‘sur le Conseil d’État’, cette juridiction administrative est l’instance de recours compétente. Lorsque tel n’est pas le cas, ce sont les tribunaux de l’ordre judiciaire, à savoir le tribunal de première instance ou le tribunal de l’Entreprise, selon l’hypothèse, qui sont compétents.

9. Le régime juridique applicable est ensuite fondé sur une seconde distinction portant sur le montant du marché qui a été attribué.
Lorsqu’un marché atteint le seuil de « standstill » – qui est actuellement de 5.538.000 €, htva, pour les travaux et de 221.000 €, htva, pour les fournitures et services –, le pouvoir adjudicateur doit respecter un délai de quinze jours entre le moment où il adopte la décision d’attribution du contrat et celui où il le conclut. Un pouvoir adjudicateur peut décider de se soumettre volontairement à ce délai, même si le marché concerné n’atteint pas ce seuil de standstill.
Ce délai permet aux soumissionnaires évincés d’introduire, dans les quinze jours de la réception de la décision d’attribution, une demande de suspension de cette décision devant le Conseil d’État ou le juge judiciaire selon la nature du pouvoir adjudicateur. Ce dernier doit alors attendre que la juridiction saisie ait statué sur le recours avant de pouvoir conclure le contrat.

10. Lorsqu’un marché n’atteint pas ce seuil ou que le pouvoir adjudicateur ne s’y est pas volontairement soumis, les soumissionnaires évincés peuvent introduire, dans les soixante jours de la réception de la décision d’attribution, un recours en annulation devant le Conseil d’État ou le juge judiciaire. Les soumissionnaires qui n’ont pas obtenu la suspension de la décision d’attribution peuvent également introduire un tel recours.
À l’inverse de la demande en suspension, ce type de recours, en annulation donc, n’a aucune incidence sur la conclusion du contrat avec l’opérateur économique retenu. Cette procédure étant plus longue que la précédente, il arrive fréquemment qu’elle aboutisse à un moment où le contrat est d’ores et déjà exécuté. Elle reste toutefois digne d’intérêt pour permettre au soumissionnaire évincé qui obtient gain de cause d’introduire une procédure en dommages et intérêts devant le Conseil d’État ou le juge judiciaire, visant à indemniser le préjudice subi correspondant, notamment, à la perte du bénéfice escompté ou à la perte d’une chance de remporter le marché litigieux. Ce cas de figure devrait, selon toute vraisemblance, se présenter dans le cadre de la saga des masques buccaux de la société Avrox.

11. Il existe enfin diverses autres voies de procédures plus ou moins spécifiques qui peuvent être mobilisées par les soumissionnaires évincés, comme la déclaration d’absence d’effets du contrat, la demande de nullité du contrat ou encore la demande « classique » en dommages et intérêts.
La présente contribution ne permet malheureusement pas de s’y attarder plus avant. Ceci nous permet toutefois de relever que les opérateurs économiques sont nombreux à mettre en œuvre les voies de recours qui s’offrent à eux. Les pouvoirs adjudicateurs doivent donc évidemment tâcher de se montrer soucieux du respect de la règlementation, fût-elle piégeuse et éminemment technique.

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