L’annulation par le Conseil d’État du permis relatif au tramway de Wijnegem : a-t-on déraillé ?

par Emmanuel Slautsky - 29 mai 2011

Plusieurs faits d’actualité récents ont révélé la difficulté, pour certains responsables politiques ou économiques, d’accepter que de « simples » citoyens mettent en cause devant le juge – et plus spécialement le Conseil d’État – la légalité de permis de natures diverses (permis d’urbanisme, d’environnement, etc.) portant sur des projets présentés comme importants du point de vue de l’intérêt général et du développement économique.

Voilà l’occasion de réfléchir, avec Emmanuel Slautsky, avocat au barreau de Bruxelles et assistant à l’Université libre de Bruxelles, sur la place du juge et du citoyen face à l’administration.

1. Dans son arrêt n° 212.825 du 28 avril 2011, le Conseil d’État a annulé un permis de construire octroyé par le fonctionnaire régional de l’urbanisme de la Région flamande pour l’aménagement de la ligne de tram Deurne-Wijnegem. Ce permis a été annulé, à la demande d’un riverain du projet, parce que l’octroi du permis aurait dû, suivant la législation en vigueur, être précédé de l’établissement d’un rapport d’incidence, ce qui n’a pas été le cas. Le but d’un tel rapport est, entre autre, d’analyser de manière approfondie les incidences du permis sur l’environnement des riverains. Aux yeux du Conseil d’Etat, la décision de dispenser le demandeur du permis de l’établissement d’un tel rapport n’était pas, dans le cas d’espèce, adéquatement motivée. Le Conseil d’Etat a, en conséquence, annulé la décision d’octroyer le permis attaqué.

Cet arrêt d’annulation, qui a pour effet immédiat de mettre à néant le permis de construire octroyé pour l’aménagement de la ligne de tram en question, a suscité la critique de certains responsables politiques et économiques belges, qui ont regretté de voir l’intérêt collectif trop souvent paralysé par des actions en justice intempestives introduites par des particuliers contre des projets publics, particulièrement devant le Conseil d’Etat. D’autres affaires ont suscité des réactions comparables.

2. Avec ces critiques, c’est en réalité la question de l’équilibre, toujours précaire, entre la nécessité de protéger les droits individuels et la volonté de permettre à l’intérêt général de s’exprimer qui est posée.
Dans ce contexte, l’occasion est belle, sans se pencher sur ces affaires elles-mêmes, de brièvement rappeler les raisons pour lesquelles le législateur et le Constituant ont décidé de consacrer, en droit belge, la possibilité pour tout particulier lésé par un acte administratif d’une autorité administrative, lorsqu’il l’estime irrégulier, de saisir le Conseil d’Etat d’un recours en annulation contre cet acte administratif (et, dans certaines conditions, d’un recours en suspension de l’exécution de cet acte), et de rappeler les conditions tant de recevabilité que de fondement d’un tel recours.

3. L’administration dispose, en droit belge, de pouvoirs étendus, au contraire des particuliers. Elle peut en effet adopter des décisions administratives s’imposant à leurs destinataires sans leur consentement ; les décisions ainsi adoptées bénéficient, en outre, d’une présomption de légalité ; l’administration peut, enfin, sous certaines conditions, exécuter les décisions qu’elle adopte, au besoin par la contrainte, sans nécessairement devoir recourir préalablement au juge.
L’étendue des pouvoirs ainsi reconnus à l’administration est traditionnellement justifiée par le fait que l’administration doit agir dans l’intérêt général, dont elle est garante, et qu’elle est soumise à de nombreuses règles qui ne s’appliquent pas, ou pas dans la même mesure, aux particuliers. L’administration est, ainsi, par exemple, tenue, lorsqu’elle agit, de respecter les principes d’égalité et de non-discrimination, de motiver formellement les décisions individuelles qu’elle adopte ou encore d’entendre les personnes concernées, préalablement à l’adoption d’une décision qui affecte substantiellement leur situation.

4. Historiquement, en même temps que s’étendaient les domaines d’intervention de l’administration, il a semblé nécessaire, à la lumière de qui précède, de protéger les citoyens des risques liés à un usage arbitraire ou irrégulier par l’administration des importants pouvoirs qui lui sont reconnus.
En Belgique, cette volonté de protéger l’individu contre l’action (irrégulière) de l’administration s‘est entre autre traduite par la création, en 1946, d’un Conseil d’Etat, ayant le pouvoir de prononcer, à la demande d’un particulier, l’annulation d’un acte administratif irrégulier adopté par une autorité administrative.

5. En accordant ainsi à une juridiction le pouvoir de mettre à néant les actes administratifs irréguliers, le législateur a toutefois veillé à ne pas entraver inutilement le déroulement de l’action administrative, en vue de l’intérêt général.

Pour ce faire, le législateur a, par exemple, décidé de réserver la possibilité d’introduire un recours en annulation contre un acte administratif aux personnes capables de justifier d’un intérêt suffisant et direct à obtenir l’annulation de l’acte dont elles allèguent l’irrégularité. Pour que le recours en annulation qu’elle introduit soit recevable, la personne qui demande l’annulation d’un acte administratif doit en effet pouvoir démontrer en quoi l’annulation de cet acte serait susceptible de lui profiter. Ce faisant, le législateur a voulu éviter que tout particulier puisse s’ériger en gardien de la légalité de l’action administrative, alors même qu’il ne serait pas affecté par les irrégularités dénoncées ; cela aurait été ce que l’on appelle l’« action populaire », non reconnue dans notre droit. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir le Conseil d’Etat rejeter comme irrecevables des recours introduits par des particuliers qui ne parviennent pas à justifier d’un intérêt suffisant.

6. Outre cette compétence d’annulation, il faut encore noter que le Conseil d’Etat peut également ordonner, avant son éventuelle annulation, la suspension de l’exécution d’un acte administratif irrégulier. L’annulation d’un acte administratif irrégulier par le Conseil d’Etat n’intervient en effet que plusieurs mois, voire plusieurs années après l’introduction du recours contre celui-ci. Or, tant que cet acte n’est pas annulé, il continue de produire ses effets. Le dommage causé par l’acte administratif irrégulier peut, en conséquence, être irréversible au moment où l’annulation est prononcée. Ainsi, si le Collège des bourgmestre et échevins d’une commune interdit de manière irrégulière la tenue d’un spectacle à une certaine date, il y a fort à parier que la mise à néant de cette décision, plusieurs mois après la date où le spectacle aurait normalement dû se tenir, ne sera que d’un réconfort très relatif pour les organisateurs du spectacle.

La nécessité s’est, dès lors, également fait jour, pour garantir une protection effective des droits individuels, d’autoriser le Conseil d’Etat à suspendre, dans certaines circonstances et parfois même d’extrême urgence, l’exécution, par l’administration, de l’acte administratif contesté.

7. La suspension de l’exécution d’un acte administratif affecte toutefois de manière importante l’action administrative. Le législateur n’a, en conséquence, autorisé le Conseil d’Etat à ordonner cette suspension que dans des conditions assez strictes. Il faut, en effet, que le requérant puisse démontrer non seulement que la décision administrative est affectée d’une irrégularité, mais encore que celle-ci est manifeste et, également, qu’il pourrait subir un préjudice grave et difficilement réparable s’il n’était pas immédiatement fait obstacle à l’exécution de l’acte attaqué.

Dans l’esprit du législateur, outre ce qui a déjà été mentionné en ce qui concerne l’intérêt, ces conditions permettent de garantir l’équilibre recherché entre la protection des droits individuels et la volonté de permettre à l’intérêt général de s’exprimer.

Votre point de vue

  • Guy LAPORTE
    Guy LAPORTE Le 31 mai 2011 à 00:08

    (suite du précédent message - points 1 et 2)
    3 - L’exigence d’un intérêt à agir est une condition de recevabilité classique qui se justifie par le souci tout à fait louable d’éviter d’encombrer inutilement le Conseil d’Etat d’une multitude de recours identiques, alors qu’une annulation prononcée sur un seul recours produit ses effets « erga omnes » en faisant disparaître l’acte de l’ordonnancement juridique.

    4 - Ces personnalités qui s’inquiètent ne devraient pas s’inquiéter de recours intempestifs susceptibles de gêner l’action administrative, car ces recours « intempestifs » sont par hypothèse des recours dont on peut dire à l’avance qu’ils sont irrecevables et / ou infondés.

    5 - Il paraît sain, pour le bien de la démocratie et de l’état de droit, que l’administration sache que ses pouvoirs étendus ne sont pas arbitraires ou illimités, qu’elle ne fait pas le droit et doit le respecter sous le contrôle du juge.

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  • Guy LAPORTE
    Guy LAPORTE Le 31 mai 2011 à 00:06

    1 - L’émoi de certains responsables politiques et économiques vient de ce qu’un simple particulier puisse, par un recours devant le Conseil d’Etat, obtenir l’annulation d’une décision administrative en raison de son illégalité. Il y a de quoi être sidéré … Ces responsables semblent vouloir sous-entendre qu’un tel recours ne devrait pouvoir être recevable que s’il émanait d’un cercle plus large de citoyens. Ce serait refuser à un citoyen isolé (en l’espèce un riverain) la possibilité d’obtenir l’annulation d’un acte administratif, alors qu’il justifie, par sa situation, d’un intérêt suffisant pour demander une telle annulation. Ce serait donc un recul des droits des citoyens d’attaquer des actes administratifs illégaux qui lèsent un de leurs intérêts.

    2 - L’administration dispose de prérogatives de puissance publique, exorbitantes du droit commun parce que son action a pour but l’intérêt général ou le service public, mais elle ne saurait en contrepartie disposer d’un véritable monopole pour apprécier ce qui est conforme à l’intérêt général et, plus largement, au « bloc de légalité ». C’est précisément au juge administratif indépendant, neutre par rapport à l’action à l’activité administrative sans en ignorer les contraintes et les difficultés, d’apprécier dans un second temps si l’administration a fait usage de ses prérogatives dans le respect de l’intérêt général et de la légalité.
    (voir suite points 3,4 et 5 par message distinct)

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