Des internés en prison, ou deux logiques contradictoires : la vision d’un psychiatre

par Isy Pelc - 29 octobre 2016

Un récent article de Fanny Vansiliette, publié sur Justice-en-ligne le 25 octobre 2016, "Les internés : la fin d’une politique des oubliettes ? », a évoqué la condamnation de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’homme, par un arrêt du 6 septembre 2016, sur le traitement des internés, c’est-à-dire des déficients mentaux ayant commis un acte pénalement réprimé par la loi : alors qu’ils devraient être soignés dans un établissement dit de « défense sociale », adapté à ces profils, ce sont souvent et trop longtemps des annexes psychiatriques d’établissements pénitentiaires qui les accueillent. Ces personnes ne bénéficient donc ni d’un traitement individualisé, ni d’un travail de fond.

Cette condamnation fait suite notamment à une condamnation de la Belgique en janvier 2013 par la même Cour européenne des droits de l’homme, expliquée à l’époque par Pauline Derestiat sur www.justice-en-ligne (« La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Belgique en raison de la situation des internés dans le système carcéral »).
800 internés environ vivent actuellement dans les prisons belges, plus précisément dans une annexe psychiatrique quand il y a de la place ou dans la prison elle-même si ce n’est pas le cas. Ils connaissent donc pratiquement les mêmes conditions de vie que tous les détenus en attendant une hypothétique place dans un des Centres de psychiatrie légale… qui manquent également de places…

Il était intéressant de connaître l’avis d’un psychiatre sur ces questions. Thérèse Jeunejean, journaliste, a rencontré le professeur Isy Pelc, professeur émérite de psychologie médicale à l’Université libre de Bruxelles, qui commente cette décision pour Justice-en-ligne et la situe dans le contexte des pratiques médicales sur ces questions.

Thérèse Jeunejean (ThJ) : « Professeur Pelc, quelle est votre première réaction à ces arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ? »

Isy Pelc (IP) : « Ce problème d’internement est difficile pour tous les pays parce qu’on est sur deux logiques : d’une part, la logique judiciaire qui est une logique sécuritaire – il s’agit de protéger la population – et, d’autre part, la philosophie et la logique psychiatrique, c’est-à-dire une logique d’aide et d’aide individuelle. Deux objectifs qui ne se rencontrent pas nécessairement ! »

ThJ : « Qui sont ces internés ? »

IP : « Un interné, c’est donc une personne qui a commis un délit et souffre d’un trouble psychologique ou psychiatrique. Mais la difficulté commence dès que l’on dit ‘troubles psychiatriques’ parce que ceux-ci sont un ensemble de difficultés très différentes d’une personne à l’autre.

Parmi ces internés, un premier tiers souffre de troubles de la personnalité. Un deuxième tiers est atteint de troubles psychotiques, donc de maladies mentales dont on connait bien les désordres majeurs pouvant être soignés par des médicaments. Le dernier tiers connait des troubles dépressifs ou anxieux.

Ajoutons que, parmi tous ces internés, se trouvent des personnes ayant commis des délits sous l’influence de la drogue ou de l’alcool. Quand ces gens ne consomment pas, ils sont relativement normaux. Leur problème, c’est que ce sont là des pathologies chroniques, qui donnent donc lieu à des récidives mais on peut les soigner. Et enfin, il y a des agresseurs sexuels et des pédophiles. Il existe donc une très large panoplie de troubles psychiatriques nécessitant inévitablement des approches différentes, spécifiques.

La justice vise la protection de la population et les soins psychiatriques visent la stabilisation d’une personne par l’aide individuelle. On essaie de mettre de ces deux choses là ensemble et on a inventé l’internement… ».

ThJ : « Comment la Belgique soigne-t-elle les troubles psychiatriques ? »

IP : « Déjà dans les hôpitaux psychiatriques, la Belgique n’est pas à l’avant-plan, même si elle a fait de très gros efforts.

S’ils doivent être traités, les gens trouvent effectivement relativement facilement une place dans un institut psychiatrique où les lits sont nombreux (pour des raisons historiques). Ce n’est pas le cas dans d’autres pays comme l’Italie, l’Angleterre, les pays nordiques.

Par contre, nous avons peu de ‘community medicine’, de santé communautaire, de soins à domicile. En santé communautaire, les lits psychiatriques ont été remplacés par le travail de toute une équipe multidisciplinaire qui traite et suit les patients à domicile. Ici, les généralistes vont de moins en moins à domicile, les spécialistes n’y vont pas mais, en santé communautaire, des infirmières spécialisées se rendent chez les malades et en réfèrent à des médecins. En Belgique, cela commence seulement.

Je vous explique cela parce que – et Farid le fou en est un bel exemple – il est évident qu’une partie de la pathologie psychiatrique est due aux conditions de vie : c’est dû parfois au désordre biologique qu’on a dans la tête mais aussi aux relations qu’on a avec les autres.

Ceci dit, dans les hôpitaux psychiatriques maintenant, en plus d’un lit et de la protection que donne ce lit et cette hospitalisation, on fournit des soins à côté des médicaments, des soins relationnels avec des psychologues, des assistants sociaux. Il y a des activités en commun, de l’ergothérapie, on essaie de créer du lien, une vie communautaire à l’intérieur de l’hôpital. Dans la prison, c’est l’inverse ! »

ThJ : « C’est-à-dire ? »

IP : « Quand on parle d’annexe psychiatrique en prison, il s’agit de cellules, de chambres. Dans le meilleur des cas, il existe des activités ergothérapeutiques, un peu de sport mais la structure générale, c’est la surveillance. Il n’y a pas d’ouverture ! Par définition, une prison est fermée.
Dans l’annexe psychiatrique, il y a bien un psychiatre et, dans le meilleur des cas, un psychologue et une assistante sociale mais ils ont tellement de boulot qu’ils ne peuvent pas voir les gens trois fois par jour ! Or on sait très bien que, dans un service psychiatrique, pour soigner les gens, on doit les voir de façon fréquente, être disponible si quelqu’un ne sait pas dormir ou a des angoisses. Des infirmières psychiatriques sont présentes en permanence.
En prison, cela n’existe pas, il y a des évaluations, un petit traitement médicamenteux mais aucun accompagnement psychologique. Ce n’est pas le lieu et le ministère de la Santé publique ne va pas payer pour des équipes psychiatriques en milieu carcéral ! »

ThJ : « Donc la prison ne soigne pas vraiment mais elle ajoute les maux du confinement à ceux qui existent ? »

IP : Oui oui ! Les maux de l’enfermement !

Le professeur Pelc raconte l’histoire toute récente d’un jeune de 22 ans, violent. Lors d’une scène, alors qu’il est sous l’emprise de la drogue, ses parents appellent la police et il est mis en prison

IP : « Ce jeune homme a commis un délit, il a tabassé des gens, il prend certainement un peu de drogue et, de ce fait, devient violent. Il est parti pour un vilain circuit !

Je pense que, si on le maintient dans un service psychiatrique, avec un suivi, puis un passage par un centre de jour pour désintoxication toxicologique, il créera des liens, il bénéficiera d’un support psychologique et il se stabilisera.

Bien sûr, il faut alors accepter qu’i ne soit pas enfermé 24 heures sur 24 dans une cellule. Je précise encore qu’il est agoraphobique (peur d’être entouré d’autres personnes), claustrophobique (peur d’être enfermé), sujet à des crises d’angoisse. Si vous le mettez en prison, il devient comme Farid le fou ! Or, comme une partie de ces gens emprisonnés, il pourrait être aidé en ambulatoire, hors de prison, avec des soins sur mesure et une prise en compte de sa dynamique familiale, ce qui ne sera pas le cas en prison. Bien sûr, il faut alors un investissement en personnes, en temps et non en structure hospitalière. »

ThJ : « La Belgique a préparé un « masterplan » en réponse à la Cour européenne ? »

IP : « Un « master plan » sur l’internement a été conjointement mis au point par les SPF Justice et Santé publique. Il envisage de créer une centaine de places supplémentaires en centres de psychiatrie légale (donc hors prison).
Cela va aider mais il faut certainement réfléchir un peu plus largement à ce problème de l’internement en prison et se demander comment intervenir avec des idées nouvelles. Il est important de prendre en compte le fait que les pays qui ont mis en place la santé communautaire se débrouillent un peu mieux que les autres à ce sujet ! ».

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 31 octobre 2016 à 14:03

    Et si, parallèlement au "master plan", on arrêtait de désigner et de traiter (donc d’interner) les auteurs d’actes violents (leurs complices inclus) à l’encontre de notre pays comme étant "déficients mentaux", cela ferait pas mal de places à nouveau disponibles dans les centres de psychiatrie dédiés aux vrais malades mentaux ?!!!....

    Répondre à ce message

  • skoby
    skoby Le 30 octobre 2016 à 14:46

    Je suis bien d’accord que ce n’est pas en prison qu’il guérira. Mais où va-t-on
    le soigner ? Est-on équipé pour accueillir de nombreux drogués qui sont dans
    le même cas. Et si on n’arrive pas à le soigner, on le remet en liberté ???
    Il serait soi-disant aidé par son milieu familial ! Pourquoi la famille a-t-elle
    qui commette des actes violents avant de le faire soigner ???

    Répondre à ce message

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professeur émérite de psychologie médicale à l’Université libre de Bruxelles

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