« La presse flingue-t-elle la justice ? » : Bruno Dayez, Stéphane Hoebeke et Bernard Mouffe en débat à la Foire du Livre

par Siham Najmi - 8 avril 2013

Le vendredi 8 mars dernier, c’était débat à la Foire du Livre de Bruxelles : la Tribune des Editeurs accueillait Bruno Dayez, Stéphane Hoebeke et Bernard Mouffe, trois auteurs de la maison d’édition Anthemis pas spécialement d’accord sur tout, surtout lorsqu’il est question de droit de l’information.

Le premier a récemment publié un pamphlet, sobrement intitulé Les Trois Cancers de la Justice, à charge notamment de la mauvaise médiatisation (lire sur cet ouvrage l’article de Thierry Marchandise sur Justice-en-ligne, « La Justice au bord des soins palliatifs »). Les deux autres ont réédité leur massif ouvrage sur le Droit de la presse et se posent en défenseurs dudit droit. En guise de médiation, Martine Simonis, secrétaire générale de l’association des journalistes professionnels, tâchait de canaliser les ardeurs sur le sujet. Le débat n’est guère neuf, reconnaît-elle, mais jouit d’une crispation remarquable actuellement.

Siham Najmi, notre journaliste stagiaire, nous offre un compte rendu de cette rencontre.

1. Bruno Dayez, avocat et chroniqueur, détracteur virulent de l’absurde médiatique, réaffirme que bien sûr la presse flingue la justice et qu’il faut fissa « l’évacuer des prétoires ». Reprenant sa thèse « cancéreuse », l’avocat pénaliste bruxellois, auteur des Trois Cancers de la Justice, s’est attaché à démontrer les affres causés à l’institution judiciaire pénale par les journalistes en mal de sensationnalisme. Dans son court livre, Bruno Dayez s’autorise, de son propre aveu « une charge assez féroce sur l’évolution des trois maux qui gangrènent la justice pénale », une charge téléguidée particulièrement contre le « cancer médiatique parce qu’il entraîne les deux autres (NDLR : le cancer sécuritaire et le cancer victimaire) ».

Malgré un vocable alarmiste qui fait hausser le sourcil Messieurs Hoebeke et Mouffe, l’auteur se défend de radicalisme, « Je ne suis pas opposé à toute médiatisation mais il faut une bonne médiatisation qui informe et non cette mauvaise médiatisation qui flatte le public et dit toujours du mal de la justice.

Le problème c’est que, si la presse informe, on ne peut pas nier qu’elle conditionne aussi ».

Cette presse-là fait donc le lit des deux autres plaies de la justice : les obsessions sécuritaire et victimaire, selon Maître Dayez qui dénonce les travers médiatiques y relatifs : « On assiste à une apologie de la victime et du système sécuritaire dans les médias. Cette flatterie des bas instincts biaise l’opinion publique, qui ne voit plus que par les yeux de la victime ».

Et de rappeler que cette victimisation exubérante va à l’encontre de la justice pénale telle que la modernité l’a pensée. Ainsi s’acharnent les nouveaux chiens de garde à remettre la victime au centre du procès pénal, d’où justement des siècles d’évolution législative l’ont écartée. Nonobstant la subjectivité extrême de la victime, les médias en font l’épicentre galvaniseur d’émotions et la fatale figure de proue d’une logique toujours plus sécuritaire. La preuve par Michèle Martin et le traitement médiatique déchaîné des premiers jours de sa libération. Martine Simonis, elle, n’est pas sûre que la faute est à imputer à la presse, que l’opinion publique se montrerait moins sécuritaire sans elle.

2. Stéphane Hoebeke partage cette vision plus nuancée des choses, dénonçant un vocabulaire trop à charge, des accusations trop caricaturales, classiques du « style Dayez ». Pour lui, « il existe un droit d’informer l’opinion publique, d’autant plus dans les affaires qui choquent comme l’affaire Dutroux ». Il tempère la vision désabusée de Bruno Dayez et proteste qu’« informer n’est pas juger. Un journaliste n’est pas un policier ou un procureur. Non. Il dénonce. Il ne juge pas. » Prenant en exemple la mort du jeune homme dans le commissariat de Mortsel (manifestement liée à l’intervention musclée des policiers en cellule), le juriste de la RTBF s’exclame : « Si ces images ne sont pas montrées, qui en parle ? Cela ne veut pas dire que les journalistes condamnent, simplement qu’ils informent ». Stéphane Hoebeke estime qu’il faut donner aux médias une liberté la plus large possible, même s’il y a des dérapages car, « dans ce cas, c’est au juge et au Conseil de déontologie journalistique d’intervenir », tout en reconnaissant : « bien sûr, nous assistons à un jeu médiatique qui atteint ses limites ».

3. Co-auteur d’un précis sur le Droit de la presse avec Stéphane Hoebeke, Bernard Mouffe abonde dans son sens, précisant les raisons d’une telle dérive de la presse : « la tendance à la mise en spectacle de l’émotion, voire de l’information elle-même ; le traitement de plus en plus superficiel de l’information et la modification perturbante de la hiérarchisation de l’information, sans doute liée au lectorat ». Ce n’est qu’un constat, il ne critique pas, précise-t-il.

Il ajoute qu’il n’y a plus de notion de justice ou de presse, mais une multitude de justices et de presses, et que dès lors le propos de Bruno Dayez est réducteur, s’axant principalement sur la justice pénale et sur l’affaire Dutroux. Il existe tant de manières de rendre la justice et tant de médias susceptibles de s’en emparer qu’il est vain de parler d’une presse qui flinguerait une justice.

Amèrement, Bernard Mouffe détaille : « Il n’y a pas une presse, il y a la télé, l’écrit, la radio, et puis surtout internet qui échappe encore à tout régulation et sur lequel tout le monde peut s’improviser journaliste, surtout que les audiences sont publiques. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne sais pas. Mais je crois qu’il faut vivre avec son temps ».

Et puis, au-delà des affaires médiatisées, il y a « une justice qui fonctionne mal actuellement, l’arriéré judiciaire en est un exemple parmi tant d’autres. A ce titre, la presse est en droit de critiquer. », poursuit-il. Certes, une presse de plus en plus rapide côtoie une justice de plus en plus lente, avec les dérapages inhérents à ce genre de situation kafkaïenne. La faute aux moyens donnés aux juges, aux conditions de plus en plus déplorables dans lesquelles sont rendues les décisions, véritables cibles de la critique journalistique, bien plus que les décisions elles-mêmes. Quant au sensationnalisme des grands procès, bien sûr qu’il existe, concède l’avocat, mais « ce n’est pas nouveau ».

4. Ce n’est peut-être pas nouveau mais les dérives journalistiques grandissantes à ce niveau sont inquiétantes, dont la cause est principalement à chercher dans les conditions de travail des journalistes, elles aussi de plus en plus déplorables, rétorque Bruno Dayez : « L’actualité médiatisée est devenue insignifiante, brute, vide de sens, inintéressante. Elle flirte trop avec le fait divers et augmente le sentiment d’insécurité ».

Nuançant sa tirade, il précise viser essentiellement les journaux télévisés, pas la presse écrite de qualité, « où pratiquement chaque jour on parle, à raison, des prisons, LE sujet préoccupant actuellement dans le domaine judiciaire ».

Ceci dit, hormis cette heureuse exception, la presse judiciaire ne trouve guère grâce aux yeux du pénaliste car « la presse judiciaire est devenue une presse justicière, de concurrence, qui prétend prendre la justice de vitesse ».

5. Les ripostes de Stéphane Hoebeke et Bernard Mouffe ne se font pas attendre.

Le premier avance que « cette idée de concurrence est nécessaire. Il est trop facile de dire que la justice ne peut pas faire correctement son boulot à cause d’une méchante presse. La justice a tendance à tourner sur elle-même. Sans la presse, elle serait totalement livrée à elle-même et fonctionnerait sans aucun contrôle de l’opinion publique ».

A quoi le second ajoute : « Le concept de vérité sur lequel fonctionnent la justice et la presse est un faux concept. Il n’y a pas une vérité. En presse, on demande au journaliste de tendre vers la vérité. Une information n’est qu’une information, ni vraie, ni fausse. En justice, on demande au juge de se montrer le plus juste possible au regard des éléments qu’il a en sa possession. La vérité est une notion trop floue qui ne peut être objectivée ni d’un côté, ni de l’autre ».

6. Le temps de conclure approchant, Martine Simonis se demande s’il est utopique d’espérer encore que presse et justice parviennent à se retrouver autour d’intérêts communs.

Pour Bruno Dayez, la mauvaise médiatisation n’arrange rien aux affaires d’une justice déjà criblée de défauts. Conscient des conditions parfois lamentables dans lesquelles les journalistes travaillent, il se dit cependant avide d’un journalisme réellement informatif, qui mettrait au jour des vrais scandales comme le laisser-aller de la justice ou l’impasse du répressif : « Je veux bien qu’on dénonce la justice, mais qu’on le fasse correctement plutôt que d’appâter le public avec du sécuritaire. A cet égard, l’affaire Martin a été très révélatrice d’un certain conditionnement de l’opinion publique. Pire, elle a précipité l’adoption d’un projet de loi qui aura un impact sur tous les détenus qu’on nous vend comme des Dutroux ou des Martin alors que la réalité est toute autre. » Bruno Dayez estime donc qu’il faudrait revenir à des émissions de réflexion sur ce sujet malheureusement trop aride pour trouver une place dans un paysage médiatique pollué par la volonté d’instantané et de rentabilité.

Plus de réflexion, Stéphane Hoebeke en souhaiterait aussi, tout en confirmant qu’il est devenu difficile de consacrer des émissions à la justice actuellement.

De toute façon, « il ne faut pas rêver, justice et presse ne travailleront jamais main dans la main », déplore-t-il. Quant à la précipitation dans l’adoption du projet de loi susmentionné, il rappelle que « C’est la faute des politiques, pas des médias ». Bernard Mouffe, lui, croit que les pistes sont là : « il faudrait une justice plus efficace, plus fonctionnelle, et accompagnée d’un mécanisme plus actif et pédagogique » mais leur mise en œuvre risque de prendre du temps. Beaucoup de temps. Un autre débat se profile à l’horizon, annonce-t-il, « celui d’un slow journalisme qui financerait les journalistes et pas les médias ». Mais cela, c’est une autre histoire…

7. Oserions-nous ajouter que Justice-en-ligne, qui doit être considéré comme un organe de presse original, tente de dépasser les oppositions révélées par le débat dont il vient d’être rendu compte, en informant ses visiteurs sur le fonctionnement de la Justice et sur ses enjeux pour les valeurs qui sous-tendent la démocratie elle-même ?

Votre point de vue

  • Mathilde
    Mathilde Le 19 avril 2013 à 09:31

    Le grand problème de la presse est qu’au lieu de vouloir élever le public, elle se rabaisse afin de se rendre plus accessible. Les affaires de la justice sont transmises au public simplifiée à l’extrème et les médias font de la més-information. Qui blâmer ? La justice qui peine sous la quantité d’affaires qui lui sont soumises ? Les médias qui ne prennent pas le temps d’accorder suffisamment de travail pour comprendre les véritables enjeux de la justice ? Ou le public qui boit les paroles des médias sans aucun regard critique ?

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 10 avril 2013 à 16:27

    C’est regrettable que la presse et la justice ne soient pas capables de travailler main dans la main mais c’est tellement vrai qu’elles donnent plus que l’impression d’avoir évolué différemment et de dater de périodes différentes : la première trop en avance et la seconde bien trop en retard, l’une vit avec son temps et certains de ses défauts et l’autre s’est contentée de "se reposer sur ses lauriers", trop fière, trop imbue d’elle-même. La presse est devenue un pouvoir par la force des choses. Elle est tout aussi indispensable que la justice au bon fonctionnement de notre société. Si nous n’avions, en tant que justiciable, en tant que citoyen, pas si souvent l’impression, le sentiment, la conviction que la justice ne fonctionne pas bien, nous n’aurions pas besoin de lire les chroniques judiciaires, de nous exprimer sur ce site (parfois sur d’autres réseaux), de nous offusquer suite aux infos relayées par la presse (les presses ?). Chacun est très capable et libre de prendre ce qu’il y a à prendre dans ce que l’on nous déverse comme infos. Le monde judiciaire n’a pas besoin de la presse pour se flinguer, il est très capable tout seul de se tirer une balle dans le pied. Quant à mettre la victime en avant, c’est prioritaire car depuis trop longtemps on ne l’a pas prise au sérieux. "La vérité blesse" dit-on. Le monde judiciaire, très susceptible, supporte très mal la critique mais n’hésite pas à faire la leçon. L’éthique déontologique et le respect doivent primer pour que ces deux organes si importants fonctionnent idéalement sans marcher sur leurs plates-bandes respectives.

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  • Georges-Pierre TONNELIER
    Georges-Pierre TONNELIER Le 9 avril 2013 à 17:16

    La lenteur de la justice n’est clairement pas adaptée à la rapidité des nouveaux moyens de communication : elle en est restée au XIXème siècle tandis que les médias en sont au XXIème !

    De plus, la présomption d’innocence n’est en rien respectée par la presse, qui maintient en ligne durant des années des articles relatifs à des poursuites contre des personnes, qui sont donc en permanence en situation de "présumés coupables" aux yeux des lecteurs des journaux en ligne, alors même qu’elles n’ont pas encore été jugées...

    Georges-Pierre TONNELIER
    Juriste spécialisé en droit des nouvelles technologies
    http://be.linkedin.com/in/georgespi...

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  • Dr Louant
    Dr Louant Le 9 avril 2013 à 12:39

    La presse, cinquième Pouvoir, s’auto proclame incarnation de la démocratie et veut se mêler de tout et tout contrôler. C’est dangereux car le "contre pouvoir" face à ce pouvoir de la Presse n’existe pas vraiment. Par ailleurs la Justice est rendue au nom du Peuple et ce dernier a besoin d’être tenu au courant et a donc besoin des comptes rendus journalistiques. Rester objectif, démontrer le "mécanisme" de l’action judiciaire, me parait utile mais offrir en pâture l’horreur de certains comportement parce que cette manière d’ informer crée de l’audimat est malsain et dangereux. Annoncer qu’un gosse est venu armé à l’école, n’a pas d’intérèt...mais fait apparaître l’idée que cette attitude est possible...et peut suggérer à certains que la chose est non seulement réalisable mais qu’en plus elle crée une certaine notoriété puisque le coupable apparaît dans les médias.
    Un peu de retenue S.V.P..La prudence vaut parfois la peine d’être de mise et la Presse devrait rester à sa place.

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  • skoby
    skoby Le 9 avril 2013 à 10:41

    Reprocher aux journalistes d’augmenter l’impact sécuritaire, et de prendre partie pour les victimes, montre bien les lacunes de la Justice. Nous vivons dans un pays ou l’insécurité est de plus en plus grande. Le nier c’est nier l’évidence.
    D’ailleurs la Justice est tellement débordée que quand il y a une plainte pour dégradation
    volontaire des biens d’autrui, avec plainte à la police, présence de témoins, et même lorsque la Justice connaît le coupable, le Parquet classe l’affaire. On ne s’occupe que des vols avec violence et des crimes, le reste est oublié par manque de temps.
    Les journalistes ne font que souligner les lacunes de la Justice, qui supporte mal d’être critiquée.

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