La mesure de la criminalité : les statistiques belges ne sont pas sorties du labyrinthe

par Siham Najmi - 15 février 2013

S’il ne date pas d’hier, le projet de statistique « criminelle » intégrée peine à voir le jour en Belgique. C’est que les obstacles sont légion à l’édification d’un système homogène qui permettrait de relier toutes les bases de données relatives de près ou de loin à l’administration de la justice pénale. Le dernier rapport en date sur le sujet est sorti en décembre 2011 des bureaux de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC), mené par Benjamin Mine et Charlotte Vanneste.

Sa conclusion : faisable mais dans longtemps. Très longtemps.

Siham Najmi, journaliste stagiaire, a rencontré l’un des auteurs de ce rapport et nous le présente.

1. Pour mener une politique, il paraît indispensable de disposer des données chiffrées des phénomènes à étudier et à gérer.

Dans ce contexte, la volonté de produire une statistique utile à la politique criminelle à partir les données chiffrées existantes aux différentes phases du processus pénal émerge dans les années ’80, s’essouffle quelque peu dans les années ’90, puis revient à l’ordre du jour fin des années 2000. En 2008, plus exactement. Jo Vandeurzen, alors Ministre de la Justice, sollicite l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) pour raviver le projet de dossier individuel unique lancé dans le cadre du programme « Phénix » et se doter d’un outil statistique permettant d’analyser quantitativement les flux d’affaires et de personnes à travers l’ensemble du système d’administration de la justice pénale. C’est cette dernière question qui a finalement été analysée par Benjamin Mine et Charlotte Vanneste pour l’INCC.

2. Aussi, l’étude exploratoire menée par ces derniers sur ce point se concentre-t-elle sur les conditions de faisabilité d’une articulation des bases de données statistiques du système pénal via un datawarehouse (ou « entrepôt de données »), l’objectif étant d’aboutir à la production d’une statistique « criminelle » intégrée. A terme, le but est donc de mettre sur pied un immense entrepôt de données multidimensionnel qui charrierait les informations provenant de toutes les instances concernées par l’administration de la justice pénale, du poste de police à la prison en passant par les parquets, tribunaux d’application des peines, services de surveillance électronique et autres cours et tribunaux.

Cela s’appelle de l’intégration verticale et ce n’est pas pour tout de suite, tant les applications informatiques aux différents stades du processus sont disparates. Trois obstacles principaux entravent actuellement la réussite de pareille intégration selon le rapport.

3. Premier écueil : l’absence d’un identifiant unique qui permettrait de suivre le tracé d’un dossier ou d’une personne à travers des institutions différentes. Vieux débat que celui de l’identifiant unique. D’aucuns le verraient bien prendre l’aspect du numéro de registre national mais l’INCC, lui, privilégierait un identifiant sectoriel unique, propre à la justice et anonyme, car le numéro de registre national pose la question du respect de la vie privée et du traitement de données à caractère personnel. A ce titre, son utilisation éventuelle doit passer par « un grand débat démocratique qui ferait entendre toutes les voix concernées par le sujet au sein de la Commission Justice du Parlement mais aussi du Parlement lui-même car le sujet est trop important pour le régler sans débat de fond. », selon Benjamin Mine.

Autre problème de taille : la qualité des données, largement entamée par les erreurs d’encodage en tout genre. Les greffes, par exemple, en sont encore à envoyer les bulletins de condamnation en version papier, après les avoir enregistrés dans leur base de données. Le personnel du service du casier judiciaire central les reçoit par fax et les encode à son tour dans sa propre base de données, ce qui multiplie les chances d’erreur, sans compter le temps perdu. Il reste par ailleurs des problèmes de communication et de transmission des connaissances entre milieux professionnels et au sein de ces milieux. Benjamin Mine reconnaît que des efforts importants ont été engagés pour améliorer les pratiques d’enregistrement mais il rappelle la nécessité de rendre plus efficientes les politiques d’archivage et de gestion de l’information.

Enfin, le rapport pointe l’absence d’harmonisation entre les différentes nomenclatures utilisées pour encoder les infractions d’un secteur à l’autre.

Que le choix se porte sur une nomenclature de type phénoménologique/juridique (parquets correctionnels) ou exclusivement juridique (Casier judiciaire central), les chercheurs suggèrent que la question soit examinée par un des groupes de travail mis en place dans le cadre du nouveau modèle de concertation entre le SPF Justice et l’Ordre judiciaire.

4. On le voit, la statistique « criminelle » intégrée attendra encore quelques années, tant le domaine doit être investi. Pour ce faire, la création d’une instance spécifique de coordination apparaît indispensable, de même que la poursuite du processus d’informatisation de la justice, avec un effort particulier au point de vue cohérence et coordination. Les chercheurs appellent également à une plus grande volonté politique en la matière.
Certes, les initiatives se succèdent, mais cela reste lent, trop lent au regard des avancées enregistrées dans d’autres contrées comme la Suisse, le Canada ou les Pays-Bas.

Se doter d’une statistique « criminelle » intégrée, reste un enjeu crucial pour qui se soucie du fonctionnement de la justice pénale. Si elle voyait le jour, on disposerait d’« un outil d’information, de réflexion, d’évaluation et de responsabilisation utile », estime Benjamin Mine, conscient toutefois que les intérêts scientifiques et politiques ne se rencontrent pas toujours. Avec le temps, l’objectif criminologique s’est étiolé au profit de la performance administrative. « On poursuit de plus en plus un objectif gestionnaire, l’amélioration de l’administration pénale dans une simple logique managériale », regrette l’auteur, qui suggère dans son rapport de ne pas oublier l’objectif initial visant à produire un outil utile à la politique criminelle et à « l’analyse du fonctionnement de la justice dans un Etat qui se dit de droit ».

Mais, surtout, il faut que la recherche se poursuive, que d’autres rapports se penchent sur l’édification d’un datawarehouse, que les responsables politiques ne se détournent pas de ce projet si nécessaire à la modernisation de la justice pénale afin qu’il ne devienne pas chimère.

La réflexion se poursuit en tout cas dans un ouvrage publié par l’INCC et compilant les textes de plusieurs auteurs sur la question, en néerlandais et en français encore bien. Pour plus de précisions, Voici les références de cet ouvrage : C. VANNESTE, F. VESENTINI, J. LOUETTE ET B. MINE (dir.), Les statistiques pénales belges à l’heure de l’informatisation. Enjeux et perspectives, Gand, Academia Press, 2012, 146 p.

Votre point de vue

  • Samir
    Samir Le 2 septembre 2013 à 14:42

    Merci pour l’article.
    et pour la jeune journaliste. Bravo. Bonne chance et bon courage.

    Répondre à ce message

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