Fiscalité et whistleblowing : un ménage détonnant - Regard sur l’arrêt Halet de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 février 2023

par Valérie Junod - 26 avril 2023

Photo @ PxHere

La Cour européenne des droits de l’homme vient de se prononcer à nouveau dans l’affaire Halet c. Luxembourg, qui concerne l’ampleur du droit reconnu aux lanceurs d’alerte, usant de leur liberté d’expression, de dénoncer publiquement des pratiques inacceptables.
Valérie Junod, professeure aux Universités de Genève et de Lausanne, nous présente cet arrêt.

1. Le 14 février dernier, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a en effet rendu un arrêt très attendu dans l’affaire Halet c. Luxembourg.
Précédemment, le 11 mai 2021, la troisième section de la même Cour avait considéré que Monsieur Halet ne remplissait pas pleinement les critères pour être protégé comme lanceur d’alerte. C’était donc, selon elle, à raison que le Luxembourg l’avait sanctionné pénalement pour avoir violé son secret professionnel en divulguant des déclarations fiscales protégées par le secret dû à PriceWaterhouseCoopers (PWC), son employeur. Justice-en-ligne a présenté cet arrêt à l’époque à ses lecteurs : Valérie Junod, « ‘Lanceurs d’alerte : oui, mais à vos risques et périls !’. Telle est la leçon de la jurisprudence actuelle de la Cour européenne des droits de l’homme ».

2. La Grande Chambre de la Cour, par une majorité de douze juges contre cinq, tranche différemment : le requérant a bel et bien subi une ingérence injustifiée dans sa liberté d’expression. Elle en profite pour « affiner » et « consolider » – les juges minoritaires diront plutôt pour revoir ou « revisiter » – les critères initialement développés dans sa jurisprudence Guja de 2008, du nom d’un arrêt prononcé le 12 février 2008 par la Convention européenne des droits de l’homme.
Selon cette jurisprudence, pour déterminer si l’ingérence est proportionnée, le juge doit vérifier les six conditions suivantes : pour signaler les faits litigieux, l’employé n’avait pas d’autres moyens que de s’adresser à l’autorité ou aux médias (1) ; les informations qu’il a divulguées présentent un intérêt public (2) ; le lanceur d’alerte a vérifié l’authenticité de ces informations (3) ; l’employeur ne subit pas de préjudice ou un préjudice proportionné au regard des autres intérêts en jeu (4) ; le lanceur d’alerte a agi de bonne foi (5) ; la sanction qui lui a été infligée est sévère au vu des intérêts en jeu (6).

3. Une grande partie de l’arrêt Halet c. Luxembourg de ce 14 février 2023, long de 74 pages, est consacrée à la condition de l’intérêt public.
Tout en tenant compte de la nature de la norme instituant le secret, la Cour opère une gradation en trois degrés. L’intérêt public est le plus marqué lorsque sont signalées des pratiques illicites, c’est-à-dire contraires au droit. Ensuite, il peut aussi y avoir un intérêt public à divulguer des pratiques légales, mais répréhensibles, notamment si elles visent des personnes vulnérables ou sont le fait de personnes occupant une position d’autorité. Le troisième degré porte sur les informations « nourrissant un débat suscitant des controverses sur l’existence ou non d’une atteinte à l’intérêt public », le public ayant alors « un intérêt légitime » à « se forger une opinion éclairée sur la question ».
À cet égard, la Cour explique que les entreprises « s’exposent aussi inévitablement et sciemment à un contrôle attentif de leurs actes, notamment s’agissant des pratiques commerciales, de la responsabilisation des dirigeants d’entreprises, du non-respect des obligations fiscales, ou encore du bien économique au sens large ». Quatre juges, dans leur opinion minoritaire (à lire à la fin de l’arrêt), ont critiqué ce troisième seuil, considérant qu’il ouvre la voie à un whistleblowing dénonçant pratiquement n’importe quelle conduite. Le critère est « excessivement flou » selon eux.

4. La Grande Chambre rejette le critère supplémentaire qu’avait voulu introduire la troisième section, soit celui d’une information nouvelle, inconnue et essentielle par rapport aux connaissances préexistantes. En effet, « un débat public peut s’inscrire dans la continuité et être nourri par des éléments d’informations complémentaires. Des révélations qui portent sur des faits d’actualité ou débats préexistants peuvent également servir l’intérêt général. En effet, un débat public n’est pas figé dans le temps » (§ 184 de l’arrêt de 2023).
Le lanceur d’alerte peut aussi avoir pour but de « faire évoluer la situation », en mobilisant la société. Cet aspect de l’arrêt est à saluer, tant il est périlleux d’exiger de whistleblowers qu’ils apprécient eux-mêmes le caractère nouveau et essentiel de leurs informations. Un tel critère, s’il avait été maintenu, en aurait dissuadé plus d’un.

5. En conclusion, l’arrêt fait certainement avancer la cause des whistleblowers.
L’intérêt public devient la notion cardinale arbitrant la pesée des intérêts.
Reste que l’intérêt public est une notion non seulement indéterminée, mais aussi évolutive. Pas sûr dès lors que les employeurs et employés puissent trouver à l’avenir un consensus sur ce qui doit rester confidentiel et sur ce qui mérite d’être discuté sur la place publique.

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 29 avril 2023 à 09:39

    Une question générale quant à la séparation des pouvoirs :
     à Luxembourg, la justice avait statué (bien ou mal, peut estimer le quidam lambda, mais) en toute indépendance ;
     une fois l’affaire portée devant la Cour de Strasbourg, pourquoi incombe-t-il au gouvernement (grand-ducal en l’espèce) de se faire l’avocat des juges ?

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