Une « première » surprenante : un tribunal de l’entreprise accepte d’examiner préventivement le contenu d’une émission télévisée

par Philippe Frumer - 6 janvier 2025

Photo @ PxHere.com

Une récente décision de la Vice-Présidente du Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles s’est prononcée sur les limites, tirées du droit économique, qui seraient apportées à la liberté d’expression. Ces restrictions vont au-delà de ce qu’autorise la Constitution à cette dernière liberté.
Cette décision suscite plusieurs questions, abordées ici par Philippe Frumer, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles.

1. Ces derniers mois, nous avons assisté à la recrudescence de procédures visant à obtenir l’intervention de la justice avant la diffusion d’émissions télévisées ou la publication d’articles de presse. Les initiateurs de ces procédures les ont justifiées par le souci d’empêcher des atteintes à des droits fondamentaux, tels que le droit au respect de leur vie privée ou de leur réputation, le droit au secret de l’instruction ou encore le droit au respect de la présomption d’innocence.

2. La multiplication de ces demandes, auxquelles certains tribunaux ont accédé, inquiète particulièrement la presse. Celle-ci redoute la prolifération des « procédures bâillon », dont l’objectif serait, sous couvert de la protection des droits fondamentaux mentionnés ci-dessus, d’empêcher la presse de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général.
Or, notre Constitution s’oppose à tous les procédés visant à censurer la presse.
L’article 25 le prévoit expressément pour la presse écrite. Quant à la presse audiovisuelle, elle relève de l’article 19 de la Constitution, lequel n’autorise de manière générale que la répression – et non la prévention – des délits commis à l’occasion de l’usage de la liberté d’opinion, là encore pour éviter toute censure.

3. Les faits à l’origine du jugement du 4 septembre dernier sont les suivants.
La RTBF avait contacté l’étude de l’huissier de justice Michel Leroy, en vue d’un reportage pour l’émission #Investigation, intitulé « Huissiers de justice, le business de la dette ». M. Leroy avait refusé de répondre en personne aux questions de la journaliste. Craignant que sa réputation soit salie lors de la diffusion, annoncée imminente, de l’émission, M. Leroy et la société qu’il a fondée avaient saisi le Président du Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles afin que celui-ci ordonne à la RTBF de ne pas le mentionner dans le reportage, sous peine d’astreinte de 50.000 € par jour de retard ou par infraction.

4. Il est vrai qu’un litige avait déjà opposé l’huissier à la RTBF. En effet, à l’occasion d’un précédent reportage consacré aux huissiers de justice, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles avait retenu la faute de la RTBF le 5 mars 2020 pour avoir notamment imputé à son étude des violations de la loi anti-blanchiment, sans en apporter la preuve.
Toutefois, à l’époque, le tribunal était intervenu postérieurement à la diffusion, pour sanctionner un abus.

5. Le cas ici commenté présente deux particularités par rapport à ce précédent litige.
D’une part, c’est le tribunal de l’entreprise qui a été saisi, non le tribunal de première instance.
D’autre part, le tribunal de l’entreprise a statué non pas après la diffusion de l’émission litigieuse, mais avant, raison pour laquelle il est question de censure.

6. Relevons-le d’emblée : la Vice-Présidente du Tribunal de l’entreprise n’a pas estimé fondée la demande de M. Leroy et de sa société, le dénigrement allégué n’étant pas établi. L’émission a finalement été diffusée en septembre et il y fut notamment question de l’étude Leroy.
L’essentiel réside ailleurs.
En effet, de manière inédite, un tribunal de l’entreprise a accepté, sur le principe, de se prononcer sur une demande préventive portant sur le contenu d’une émission de télévision. Cette décision crée un précédent, ouvrant la voie à de futures demandes de ce type devant cette juridiction, susceptibles d’aboutir à une interdiction pure et simple de diffusion.

7. En l’espèce, le Tribunal de l’entreprise n’a vu aucun obstacle à ce que la RTBF fasse l’objet d’une procédure fondée sur le Code de droit économique.
Celui-ci prévoit que le dénigrement constitue un acte contraire aux pratiques du marché, portant atteinte ou susceptible de porter atteinte aux intérêts professionnels d’une autre entreprise. De plus, une action devant le président de ce tribunal est possible non seulement pour ordonner la cessation d’actes contraires en cours de réalisation, mais aussi pour les interdire avant leur commencement, lorsqu’ils sont imminents. Tel était précisément l’objet de la demande de l’huissier et de sa société : devant l’imminence de la diffusion, il entendait faire interdire toute référence le concernant dans le reportage.

8. Ce qui est singulier dans cette affaire, c’est que la magistrate ayant rendu le jugement n’a nullement tenu compte de la mission de service public de la RTBF, entreprise publique autonome à caractère culturel chargée d’informer le public, y compris sur les pratiques des entreprises. Pour se déclarer compétente, la Vice-Présidente du Tribunal de l’entreprise a raisonné comme si elle était confrontée à deux entreprises actives dans le même domaine ou sur le même marché, sans nécessairement être concurrentes, dont l’une se permettrait de dénigrer l’autre.
Mais peut-on dire que la situation est la même lorsque les critiques proviennent d’une entreprise telle que la RTBF ?

9. Bien entendu, la RTBF ne peut pas, à travers ses émissions, dénigrer une entreprise, pas plus qu’elle ne pourrait porter atteinte à l’honneur ou à la réputation d’un particulier. Si des personnes physiques ou morales estimaient que tel était le cas, il leur appartiendrait de se tourner vers le Conseil de déontologie journalistique, ainsi que vers les cours et tribunaux judiciaires, mais uniquement pour qu’ils se prononcent à postériori. Tel est le sens de notre régime constitutionnel, qui entend empêcher toute forme de censure de la presse, écrite ou audiovisuelle.

10. Consciente de cette opposition entre le Code de droit économique, qui prévoit l’action préventive en vue de faire interdire le dénigrement, et notre Constitution, qui l’interdit en tant qu’elle touche à la liberté d’opinion, la magistrate du Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles a tiré argument du droit de l’Union européenne : en particulier, une directive européenne relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises imposerait aux États membres de l’Union européenne de prévoir dans leur droit national une action préventive visant à faire interdire de telles pratiques lorsqu’elles sont imminentes.

11. Précisons qu’une directive est un acte législatif européen auquel les États membres sont tenus de se conformer, en adoptant les dispositions internes permettant d’atteindre les objectifs que leur impose ladite directive.
Or, une directive européenne l’emporte sur le droit des États membres, y compris sur leur Constitution, au nom du principe de primauté du droit européen. Par conséquent – et tel est l’argument de la magistrate –, l’interdiction constitutionnelle des mesures préventives tendant à limiter la liberté d’expression devrait s’effacer devant une action préventive trouvant sa source dans une directive européenne.

12. Devant le caractère audacieux et inédit du raisonnement proposé, il aurait été intéressant que la Cour constitutionnelle fût sollicitée pour déterminer si l’interprétation que retient le tribunal de l’entreprise de l’action préventive prévue dans le Code de droit économique est bien conforme à l’article 19 de notre Constitution.
Le mécanisme des questions préjudicielles permet en effet à toute juridiction saisie de cette question d’interroger sur ce point la haute juridiction constitutionnelle.
Dans le même sens, dès lors que le droit européen est également en jeu, la Cour de justice de l’Union européenne aurait pu être consultée pour examiner si la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, texte hiérarchiquement supérieur du droit européen, s’accommode de l’interprétation que le tribunal bruxellois a retenue de la directive européenne relative aux pratiques déloyales. Peut-être de telles questions seront-elles posées à l’avenir…

13. Un dernier argument semblait s’opposer à l’intervention préventive du tribunal de l’entreprise.
En 2011, la Cour européenne des droits de l’homme avait rendu un important arrêt dans une affaire ayant opposé la RTBF à la Belgique, arrêt datant du 21 mai 2011. Un tribunal siégeant en référé avait interdit à la RTBF de diffuser un reportage du magazine d’information « Au nom de la loi » portant sur les erreurs médicales, à la demande d’un neurochirurgien qui craignait que l’émission portât atteinte à sa réputation professionnelle. Un commentaire de cet arrêt avait été publié à l’époque sur Justice-en-ligne. La Cour européenne avait estimé qu’il n’existait pas, en droit belge, une base légale suffisamment accessible et prévisible pour justifier une telle intervention judiciaire préventive. Or, selon la Vice-Présidente du Tribunal de l’entreprise, les faits relatifs à cet arrêt étaient antérieurs à l’adoption de la directive européenne relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises. Autrement dit, notre droit comporterait dorénavant la base légale qui, jusqu’alors, faisait défaut pour justifier une intervention judiciaire préventive.

14. Sur ce point également, le raisonnement suivi suscite l’interrogation. Lorsque la Cour européenne a statué en 2011 dans l’affaire RTBF c. Belgique, l’action préventive pour pratique commerciale déloyale existait déjà en droit belge depuis plusieurs années. On s’étonne alors que la Cour européenne ne l’ait pas mentionnée dans son arrêt si vraiment celle-ci pouvait passer pour une base légale suffisante à l’appui d’une intervention judiciaire préventive portant sur une émission télévisée. En réalité, il semble bien que ce fondement juridique n’ait jamais été appliqué à cette fin avant la décision ici commentée, comme en a d’ailleurs convenu l’avocat de M. Leroy.
Comment, dans ces conditions, y voir une base juridique suffisamment accessible et prévisible, répondant aux critères exigeants posés en la matière par la Cour européenne des droits de l’homme ?

15. Au-delà des nombreuses interrogations juridiques que suscite la décision commentée, celle-ci pose une question fondamentale : un tel précédent ne risque-t-il pas d’engendrer un réflexe d’autocensure de la part de la presse audiovisuelle ? Comment, face au risque permanent d’être attraite en justice, celle-ci pourrait-elle s’acquitter de sa mission fondamentale de « chien de garde » dans un État démocratique, notamment lorsqu’il s’agit d’informer le citoyen de pratiques douteuses auxquelles certaines entreprises pourraient se livrer ?
Voilà sans doute la raison principale pour laquelle la RTBF et de nombreuses rédactions souhaitent que la brèche ainsi ouverte soit au plus vite refermée.

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