Il est toujours rafraîchissant pour des professionnels, que les vicissitudes du métier contraignent à n’avoir qu’une courte vue sur leur pratique, de s’entendre interpeller sur les présupposés théoriques de celle-ci par un philosophe.
Michel Onfray est l’orateur rêvé pour nous inviter à une lecture détergente de la justice.
On peut se méfier des théoriciens en chambre qui, ne fréquentant que des concepts, n’ont rien d’utile à apprendre à ceux qui travaillent sur la réalité charnelle des conflits humains. Mais Michel Onfray est à l’opposé des discutailleurs stériles : il veut mettre la philosophie à sa place, c’est-à-dire dans la vie. Il veut reconstruire un jardin d’Epicure. Il déteste la philosophie confisquée par des mandarins, qu’il accuse d’avoir « mis des bibliothèques entre le monde et nous ». Il veut nous apprendre à philosopher la vie, et il le fait dans un langage accessible, lui dont un des « tubes » s’intitule : « La post-anarchie expliquée à ma Grand-Mère ». C’est un « stimulateur » ou, selon le mot de Martin Legros, qui a très élégamment présenté l’orateur, un « éveilleur ».
Dans son entreprise, il ne s’attire pas que des sympathies, dès lors qu’il s’en prend à des idoles, qu’il s’agisse de Freud ou de Jésus-Christ. Il s’expose donc à nous agacer, d’autant qu’il n’a pas bon caractère. Avec lui, la controverse glisse parfois de la disputation, qui est un « continuel assaut de gracieuseté et de compliments », vers la dispute, laquelle s’apparente à l’algarade. On l’a souvent vu, sur les plateaux de télévision, se fâcher sur ses interlocuteurs. Ceux qui lui posent une question courent le risque d’être traités sans ménagement – certains en ont subi l’épreuve ce 25 avril – car, pour parler simplement, il passe parfois insensiblement de l’heuristique à l’éristique.
Mais c’est le défaut qu’il faut supporter d’un homme passionné, qui veut nous restituer la joie, trop souvent oubliée par ses confrères académiques, du gai savoir, de la pensée libre, insolente et ludique.
L’objectif de Justice-en-ligne étant, non d’infliger un compte-rendu « fini » à ses lecteurs mais de les inciter à prolonger le débat, on livrera ci-après six réflexions inspirées par la conférence de ce 25 avril 2013, mélangeant ce que l’orateur a dit, ce qu’on a cru comprendre qu’il disait, ce qu’on eût aimé lui répondre, etc.
1. La mystique sacrificielle
1.1. L’idée « matricielle » de l’exposé de Michel Onfray sur l’injustice de la justice est que, même si notre société est déchristianisée, nous restons marqués par la tradition judéo-chrétienne, par la mystique sacrificielle qui veut que la sentence juridique s’inscrive dans la chair, qu’elle atteigne l’âme par la souffrance infligée au corps. Tout notre système punitif reste habité par la volonté de priver le condamné, non seulement de sa liberté, mais aussi de sa dignité. La machine à torturer de la Colonie pénitentiaire (Kafka) reste l’allégorie de notre système pénal.
On a renoncé à la peine capitale mais, par une sorte de « fragmentation du bourreau », on continue d’infliger des humiliations et on envisage de les aggraver, la seule réponse aux échecs de notre système pénal étant d’alourdir les peines, de refuser les libérations et de construire des prisons.
1.2. On aurait toutefois voulu demander à l’orateur si cette perversion de la logique pénale est imputable à la tradition judéo-chrétienne : n’est-elle pas profondément inscrite dans les défauts de l’humanité tout entière ? Le même souci d’humilier, de torturer, de faire couler un sang prétendument réparateur ne se retrouve-t-il pas dans des sociétés qui ne connaissent ni le mythe du péché originel, ni celui de son rachat par le sang versé ?
1.3. Il nous aurait probablement répondu que ce qui aggrave le cas de l’Occident chrétien, c’est que cette logique sacrificielle coexiste avec le message de l’amour du prochain. Ce qui est choquant, c’est le double message du « modèle christique » : d’une part, la miséricorde et la compassion ; d’autre part, le sacrifice et le sang versé. N’est-ce pas cette ambiguïté qui pérennise un système qui n’est ni réparateur ni pacificateur, qui entretient le ressentiment et qui fait que, enfermé dans un cercle interminablement vicieux, on prétend réparer l’offense subie par une offense infligée, qui crée à son tour l’envie d’une offense nouvelle ?
2. L’aporie du contrat social
2.1. Michel Onfray nous rappelle qu’après l’ère archaïque de l’éthologie et après les temps hétéronomes de la théologie, nous sommes entrés, le 21 janvier 1793, jour de la décollation de Louis XVI, dans l’ère du contrat. Nous avons alors décidé de conjurer notre peur en renonçant à nuire à autrui, notre liberté étant celle d’obéir à la loi pour vivre dans une communauté pacifiée.
2.2. Mais, ce serait, selon lui, un mensonge : nous n’avons jamais contracté. C’est la société qui nous impose le contrat social parce qu’il est utile à « l’homéostasie du système social » et c’est elle qui punit celui qui fait ce qu’elle lui interdit de faire, ce qui nous ramène à la mystique sacrificielle et démontre que la prétendue pacification est un leurre : quand le corps social se sent malade, on croit encore qu’il faut le « saigner ».
2.3. Ainsi, si Michel Onfray reconnaît à la société le mérite d’encourager le renoncement à la nuisance (article 1382 du Code civil, qui énonce le principe selon lequel toute faute entraîne l’obligation d’en réparer les conséquences préjudiciables), il semble lui reprocher d’ignorer le principe de la convention-loi (article 1134 du même Code, selon lequel tout contrat entre des personnes les oblige à le respecter). Ne pourrait-on lui répondre que le contrat dit social n’est que l’allégorie de la pacification recherchée ? Faut-il en contester la validité parce qu’il n’a pas recueilli la signature de chacun, ce qui revient à le soumettre à une condition impossible et à un individualisme échevelé ?
2.4. Et, même si le contrat social est « opposable » à celui qui le viole, Michel Onfray se demande si ce n’est pas la société qui l’a rompu la première. Ceux qui « prennent » à la société ne sont-ils pas souvent ceux à qui la société n’a pas donné de la culture, du savoir, de la protection ? Peut-on, après avoir désespéré les hommes, punir leur désespoir ?
2.5. Et il y a un autre mythe dont il recommande de se défaire : celui du libre arbitre. Ni le déterminisme étroit, ni la liberté absolue ne rendent compte de la réalité humaine. La liberté s’acquiert, elle ne nous est pas donnée. Nous ne choisissons pas ; nous sommes choisis par notre vie et le chemin que nous y suivons dépend des rencontres que nous y avons faites.
3. Le refus de « l’essentialisme »
3.1. Michel ONFRAY nous invite aussi à abandonner notre tendance à « essentialiser » : à croire à une essence de la loi, alors qu’elle n’est jamais que ce que les forts imposent, jusqu’au jour où, les faibles s’étant ligués, ce sont les ci-devant forts qu’il faut protéger ; à croire en l’essence de la justice, alors que les textes qui l’organisent ne sont jamais que ce qu’en dit une civilisation à un moment de son histoire ; à croire à l’essence du juge, alors qu’il n’y a jamais que des juges réels, et non un juge abstrait, jugeant des hommes concrets, et non des principes.
3.2. A cet « essentialisme », Michel ONFRAY préfère le « nominalisme », nous rappelant qu’il n’y a que des êtres réels et des cas particuliers, les mots n’ayant pas d’utilité s’ils renvoient à des abstractions.
4. Une Justice sans symboles ?
4.1. Michel Onfray se méfie aussi des fictions, en ce compris celles qui font que les hommes prient des idoles qui n’existent pas pour leur demander des biens qu’ils n’obtiendront jamais. Il n’aime pas non plus les majuscules…
4.2. Pourtant la justice n’a-t-elle pas besoin de symboles, d’une certaine transcendance, fût-elle laïque, sous peine d’être livrée aux caprices des puissances et des pouvoirs ? N’est-ce pas parce qu’il existe une « essence » de la justice qu’elle pourra résister, non seulement aux forces, redoutables mais visibles, du sceptre, du glaive et du goupillon, mais aussi à celles, autrement sournoises, de la rue, des gazettes et du marché ?
5. Une éthique de la réinsertion
5.1. S’il faut restituer à la justice une utopie, en remplacement de celles qu’il nous exhorte à abattre, Michel Onfray nous invite à « déconstruire la fiction déiste », à sortir du christianisme, qu’il qualifie de « névrose collective monstrueuse indexée sur la pulsion de mort et la haine de la vie », à assumer l’athéisme, cette « santé mentale recouvrée ». Débarrassés du mythe sacrificiel, nous pourrions alors prendre conscience de ce qu’il ne faut pas rendre plus dangereux encore celui qui a désobéi à la loi, qu’il ne faut pas faire de nos prisons des déchetteries, qu’il faut s’adresser aux psychés déconstruites afin de les reconstruire, qu’il ne faut pas enlever leur dignité même à ceux qui l’ont abîmée, qu’il faut rétablir l’hospitalité, la grâce, la douceur, la longanimité, la civilité, qu’il faut promouvoir, accueillir, intégrer.
5.2. On objectera qu’il est illusoire de vouloir inscrire ces préoccupations dans les projets politiques d’aujourd’hui, centrés sur la sécurité et les économies budgétaires, méfiants à l’égard d’un humanisme jugé angélique et dispendieux. Michel Onfray répond que la question est politique et qu’il faut penser les choses politiquement, repartir dans une structure contractuelle nouvelle, quitte à aller à contre-courant de la pensée dominante.
6. L’obsession sécuritaire
6.1. Car la normativité qui domine aujourd’hui, n’est-ce pas celle du sécuritaire ? La question a été posée à Michel Onfray et il n’y a pas répondu.
6.2. Mais il a évoqué le discours envahissant des victimes qui, amplifié par le pouvoir médiatique, répète que seule une peine sévère permet le travail du deuil, qui réactive les peurs ancestrales que le contrat social avait pour objet d’apaiser, qui voudrait que la justice redevienne l’instrument de la vengeance privée. Sans doute le droit à la sécurité est-il un droit fondamental. Mais l’obsession sécuritaire a pour défaut de vouloir devenir la norme suprême au nom de laquelle les autres doivent être sacrifiées.
6.3. C’est dès lors tout le discours de Michel Onfray qui répond implicitement à la question car non seulement l’idéologie sécuritaire nie les principes de la justice civilisée qu’il nous exhorte à raviver, mais elle risque de se détruire elle-même puisque ce qu’elle préconise aggrave le danger qu’elle veut combattre.
Voilà, dans le désordre, quelques unes des idées lancées par Michel Onfray. Que chacun y puise ce qui l’enchante, y retrouve ce qui l’agace, ajoute ce qu’on a oublié d’y mettre et qu’il l’exprime afin de prolonger cette très excitante soirée de réflexion que le Jeune Barreau de Bruxelles nous a permis de vivre ce 25 avril 2013…
Votre point de vue
Philippe Le 30 juillet 2013 à 14:13
1. Il m’apparaît certain que la mystique sacrificielle qui veut que la sentence juridique s’inscrive dans la chair, qu’elle atteigne l’âme par la souffrance infligée au corps, n’est certainement pas la réponse à apporter, à quelque problème qu’il soit.
Mon ami de toujours ( que j’appelais mon guide spirituel, puisque qu’il a rejoint propre guide), un Jésuite, m’a encore répété, il y a quelques mois, qu’il n’y a pas d’avenir sans pardon.
Et ceci est vrai, autant pour une victime que pour un auteur de faits.
Tout notre système punitif reste habité par la volonté de priver le condamné, non seulement de sa liberté, mais aussi de sa dignité. En l’empêchant de se reconstruire, en ne lui donnant pas les possibilités de se reconstruire, il ne peut regagner la société dignement, et encore moins réparer sa faute.
Pour ce qu’il en est du « modèle christique » : d’une part, la miséricorde et la compassion ; d’autre part, le sacrifice et le sang versé, pour avoir fréquenté de très près le milieu Ecclésiastique, je puis dire, que ce message
est très moins d’être partagé et pratiqué par les adeptes de ce milieu.
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skoby Le 3 mai 2013 à 11:10
Michel Onfray me fait penser qu’il vit dans un autre monde, et que l’insécurité est un mythe, mais probablement ne lit-il pas les journaux, et ne regarde-t-il pas la télévision.
Sa vision me fait penser a quelqu’un de tout-à-fait dépassé par les événements et je me demande en vertu de quoi il a pu occuper une tribune si importante pour venir raconter des âneries.
Ivan Greindl Le 10 juin 2013 à 16:30
Un tel jugement n’est-il pas un peu hâtif ? Pour avoir une opinion aussi tranchée, j’imagine que vous avez lu ses livres ? M. Onfray est un homme dont on peut bien sûr ne pas apprécier certaines prises de position. Néanmoins, il a de nombreux mérites, en plus d’un brillante et vive intelligence, dont le moindre n’est pas de soulever des lièvres que d’aucuns préfèrent ignorer.
Pour ma part, je trouve intéressante son opinion présente et les commentaires du Pr. Martens : j’aime être "secoué" dans mes idées, apprendre que d’autres ont réfléchi sur les mêmes problèmes, en ont éclairé d’autres angles, ont appréhendé d’autres vérités. Que mon point de vue soit différent ou similaire, est stimulant, — comme jouer une partie d’échecs : perdre ou gagner est moins important que les analyses et raisonnements auxquels on a dû se livrer. :-)
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Christian B. Le 10 mai 2013 à 13:00
Michel Onfray est (devenu ?) un pur libertarien déguisé en homme de gauche.
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Gisèle Tordoir Le 3 mai 2013 à 13:23
Même si je rejoins en partie l’avis de l’intervenant Skoby, je n’irais pas, non pas par sens du "politiquement correct" mais plutôt par franchise et point de vue simpliste, jusqu’à parler d’âneries de la part de monsieur Onfray...Qu’il ait ou pas droit à un tel chapître ne m’impressionne pas autant que les débats et commentaires de ces deux articles déjà proposés par Justice en Ligne sur ce sujet...Que de longueurs...Que de formulations alambiquées...A mon humble avis, il reste tout à fait possible de comprendre que pour certains d’entre nous la punition permette le début du travail du deuil...Est-il davantage acceptable un jugement erroné, une condamnation injuste ?...Perso, je n’ai aucun besoin de soutien médiatique pour me forger mon opinion, pour compatir ou non à une décision intervenue, pour décider de ce que j’estime juste ou injuste...Je suis, par contre, choquée des termes utilisés par l’évocation dans le texte au 6.2 du "discours envahissant des victimes..."S’il y avait moins d’erreurs et/ou de déni par rapport aux victimes, il n’y aurait pas ce besoin de leur redonner de l’importance...Quoi qu’il en soit, les notions de pardon et de punition font partie, bien qu’elles soient antagonistes, de par leur valeur respective et intrinsèque, des fondements de notre fonctionnement en société(s)...Le droit à la sécurité légitime selon moi, n’a pu devenir la soi-disant "obsession sécuritaire" (=pour reprendre les termes ci-dessus 6.) que du fait qu’il a été oublié, relégué à un sujet de discussions budgétaires, ramené à peau de chagrin...Nul besoin de philosopher, de psycho-discuter pour savoir que la punition ne peut être ramenée à de simples reliefs de l’Occident chrétien. Ce fut néanmoins une découverte pour moi que cette approche de la punition, qui serait tradition judéo-chrétienne... Et les autres confessions : ne punissent-elles pas ???Si c’est non, elles ont tort à mon avis...Mais cela expliquerait certaines situations aussi...
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