Interdiction de la mendicité : une atteinte au droit à la vie privée selon Strasbourg

par Mathilde Franssen - 1er avril 2021

Le 19 janvier dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Suisse, qui avait infligé à une personne rom démunie une amende suivie par un emprisonnement de cinq jours pour avoir mendié de manière inoffensive.

Quelle est la portée de cet arrêt ? Qu’implique-t-il pour la Belgique ?

Mathilde Franssen, assistante à l’Université de Liège, nous donne quelques éléments de réponse à ces questions

1. En Suisse, la mendicité est interdite par le droit pénal des différents cantons qui composent l’État.

Cette interdiction est générale, de sorte que toute personne qui mendie, indépendamment de son comportement ou de son état de vulnérabilité, enfreint une interdiction pénale cantonale.

Quant à la peine assortie à une telle infraction, elle est prévue par le droit fédéral suisse : il s’agit d’une peine d’amende d’un montant maximum de 10.000 francs, qui peut être remplacée par une peine privative de liberté en cas d’absence de paiement.

2. En 2011, une dame rom démunie avait mendié à plusieurs reprises à Genève, de manière inoffensive.

Elle avait reçu au total neuf contraventions pour avoir sollicité l’aumône sur la voie publique. À deux occasions, elle avait été placée en garde à vue pour quelques heures. Étant donné que l’intéressée ne pouvait pas payer d’amende à défaut de moyens, une peine privative de liberté́ de substitution d’un jour avait été prononcée à son encontre lors de chaque contravention.

Cette dame, représentée par son avocat, avait formé un recours à l’encontre de ces décisions. Le tribunal de police du canton de Genève l’avait déclarée coupable de mendicité et condamnée au paiement d’une amende de 500 francs, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non-paiement.

Les différents recours intentés pour échapper à cette condamnation avaient été rejetés, si bien qu’en mars 2015, l’intéressée avait été contrainte de passer cinq jours en prison.

3. C’est à la suite de cette affaire que la Cour européenne des droits de l’homme a prononcé, le 19 janvier 2021, son arrêt Lacatus c. Suisse, par lequel elle juge que la condamnation de la requérante a engendré une violation de son droit fondamental à la vie privée (article 8 de la Convention), lequel est applicable aux relations sociales, même lorsque celles-ci se déroulent dans la sphère publique.

4. Avant d’arriver à cette conclusion, la Cour a d’abord critiqué la sévérité de la sanction infligée pour mendicité.

À cet égard, trois éléments peuvent être mis en évidence dans le raisonnement de la Cour.

En premier lieu, c’est le caractère automatique de la peine qui a retenu l’attention des juges de Strasbourg. En faisant application d’une interdiction générale de la mendicité, les autorités suisses n’ont pas tenu compte de la situation personnelle de la requérante. Pourtant, le comportement passif de cette dernière, son indépendance vis-à-vis de tout réseau criminel et le fait que la mendicité constitue son seul moyen de subsistance sont tant de critères qui auraient pu être pris en compte par les autorités suisses en vue de ménager un équilibre entre les intérêts de la requérante et ceux de l’État.

Deuxièmement, la Cour a relevé que la sanction infligée à la requérante, à savoir une privation de liberté, avait alourdi davantage la détresse d’une personne en situation précaire.

Troisièmement, la Cour a souligné que la sanction subsidiaire qu’est l’emprisonnement était presque inévitable : on imagine difficilement de quelle manière une personne dont la mendicité constitue le seul moyen de survie pourrait s’acquitter d’une amende.

Devant la sévérité de la peine infligée à la requérante, la Cour a estimé qu’une peine d’une telle gravité devait pouvoir se justifier par de solides motifs d’intérêt public. Or, sur la base des éléments du dossier, les juges ont considéré que la volonté des autorités suisses de lutter contre la criminalité et celle de protéger le droit des passants, résidents et commerçants ne permettaient pas de justifier la lourde peine qui avait été infligée à la requérante.

Quant à l’intention des autorités de rendre la pauvreté moins visible, la Cour a précisé que cet objectif n’est pas légitime au regard des droits humains.

5. En Belgique, le délit de mendicité a été aboli en 1993.

Toutefois, cela n’a pas empêché certaines autorités communales de recourir à la répression pour encadrer la mendicité sur leur territoire au nom de leurs prérogatives en matière de sauvegarde de la salubrité, de la sécurité et de la tranquillité publique. Ainsi, de nombreuses communes se sont dotées d’arrêtés qui, lorsqu’ils n’interdisent pas directement la mendicité, prévoient une combinaison de restrictions de lieu, de temps et de manières qui rendent cette pratique particulièrement compliquée.

À Liège, par exemple, un règlementdu 25 juin 2001 impose aux mendiants un système de « tournantes », n’autorisant, entre autres, la mendicité qu’un jour par semaine dans chaque quartier. À cela s’ajoutent d’autres contraintes, comme l’interdiction de tendre un gobelet ou de solliciter les passants. Les contraventions à ce règlement sont passibles de peines d’amende et d’arrestations administratives.

Rien ne prévoit que l’attitude ou la situation individuelle des personnes qui mendient doit être prise en compte. Le simple fait de ne pas respecter l’une des obligations prévues par le règlement permet à un agent de police de sanctionner le contrevenant.

En permettant aux autorités de sanctionner lourdement la mendicité sans prévoir que la situation personnelle du mendiant ainsi que son comportement passif ou agressif doivent être pris en considération, ce type de règlement en vigueur dans de nombreuses villes et communes belges pose question au regard de la Convention européenne des droits de l’homme au même titre que le droit genevois dont l’application vient de mener à la condamnation de la Suisse.

Il reste à espérer que les communes concernées revoient rapidement leur réglementation sur la mendicité, sans quoi la responsabilité de la Belgique pourrait être engagée devant la Cour européenne des droits de l’homme.

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