Retour sur un grand roman : L’Étranger, d’Albert Camus

par Jean-Pol Masson - 18 décembre 2025

La sortie récente d’un film, « L’Étranger » de François Ozon, tiré d’une œuvre célèbre de Camus, L’Étranger, a amené Justice-en-ligne à demander à Jean-Pol Masson, professeur honoraire à l’Université libre de Bruxelles et directeur honoraire à la Cour des comptes, de commenter ce roman, paru en 1942, dont la moitié est consacrée à l’instruction et au procès relatifs à un homicide.
Voici ce qu’il nous en dit.

« Se sentir étranger à tout, voilà l’excès de la solitude », André Suarès
« Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », Térence

Deux observations préalables

1. L’auteur du présent article commence par s’exprimer comme suit :
« Je ne dirai rien du film parce que je ne l’ai point vu. Je me borne à signaler qu’il existe une première version de cette adaptation. Elle remonte à 1967, est due à Visconti et est très fidèle au roman. Distribution éblouissante : Marcello Mastroianni (Meursault), Anna Karina (Marie, maîtresse de Meursault), Georges Wilson (le juge d’instruction), Bernard Blier (l’avocat), Bruno Crémer (l’aumônier) et Georges Géret (Raymond, le souteneur).
S’agissant du livre : Grand roman certes, ce qui n’empêche pas qu’une réserve importante soit parfois faite. Ainsi, une romancière, par ailleurs fort bonne actrice et surtout connue comme telle, a fait remarquer récemment que les personnages de quelque importance (la victime exceptée) sont tous de souche hexagonale, alors que l’action se déroule en Algérie (Rachida Brakni, Kaddour, 2024) ».

Les faits

2. Rappelons succinctement les faits qui, dans le roman, ont entraîné l’ouverture d’une procédure judiciaire.
Le personnage principal – difficile de le qualifier de héros –, Meursault, se lie d’amitié avec un voisin, Raymond, dont il a entendu dire qu’il vivait des femmes, ce qui – le procès le confirmera – est exact. Ledit voisin se sépare, plutôt brutalement, d’une maîtresse, ce que le frère de celle-ci prend mal. Un peu plus tard, sur une plage, Meursault et Raymond rencontrent deux Arabes, dont le frère précité, qui est armé d’un couteau et blesse Raymond. Pendant que ce dernier est soigné au cabanon où les amis passent la journée, Meursault, à qui Raymond avait, dans le courant de la journée, passé son révolver parce qu’il craignait un incident, reste sur la plage, s’y promène sans but précis et se trouve à nouveau face aux deux Arabes. Celui qui avait un couteau le brandit derechef, sur quoi Meursault tire sur lui, un coup d’abord, puis quatre coups sur le corps tombé à terre.

Le juge d’instruction

3. Une instruction étant ouverte, nous pouvons passer au droit, en commençant par les personnages en rapport avec le monde judiciaire.
Le premier que nous rencontrons est le juge d’instruction, « un homme aux traits fins, aux yeux bleus enfoncés, grand, avec une longue moustache grise et des cheveux presque blancs. Il m’a paru très raisonnable et, somme toute, sympathique » (le roman est rédigé à la première personne, Meursault étant le narrateur (p. 94 - les références sont données par rapport à la publication de L’Étranger dans Le Livre de Poche, 1962).
Catholique convaincu, il est choqué de trouver en Meursault un athée et il lui explique qu’il veut l’aider, que Meursault l’intéresse et qu’il fera « quelque chose » pour lui, avec l’aide de Dieu (p. 99). Il dit « d’une façon passionnée que lui croyait en Dieu, que sa conviction était qu’aucun homme n’était assez coupable pour que Dieu ne lui pardonnât pas » (p. 101). Il ajoute que « tous les hommes croyaient en Dieu, même ceux qui se détournaient de son visage » ( p. 102). Il est significatif que cette scène a lieu hors de la présence de l’avocat de Meursault : le défenseur a eu un contretemps et Meursault a accepté d’être interrogé en l’absence de son conseil.
Cela dit, il se montre compétent, soucieux de comprendre le pourquoi du geste de Meursault, se demandant notamment pour quelle raison ce dernier a encore tiré quatre coups de révolver sur le corps de la victime (en effet, on se le demande aussi et Meursault ne s’en explique pas). Il ne reparle pas de Dieu à Meursault, les entretiens deviennent « plus cordiaux » (p. 104), au point que Meursault apprécie les instants où le juge le reconduit à la porte de son cabinet en lui tapant sur l’épaule et en lui disant : « C’est fini pour aujourd’hui, monsieur l’Antéchrist » (p. 105).

L’avocat

4. Le praticien suivant est l’avocat désigné pour assister Meursault, celui-ci n’en connaissant aucun. « Il était petit et rond, assez jeune, les cheveux soigneusement collés » (p. 94).
Lors de son premier entretien avec son client, il lui expose que son affaire est délicate, mais qu’il ne doute pas du succès. Cela n’empêche pas que ce contact manque de chaleur. L’avocat ne lui parle guère des faits, insistant au contraire sur sa vie privée, précisément sur le fait que, sa mère étant décédée récemment dans un asile, il ressortait de l’enquête faite auprès du personnel de cette institution que Meursault avait, lors des funérailles, fait preuve d’insensibilité. Relevons qu’il est peu réaliste qu’avant même le premier entretien de l’inculpé avec son conseil, une telle enquête ait déjà eu lieu, portant sur une question aussi secondaire et alors que, de surcroît, l’asile se situe à 80 kilomètres d’Alger.
Meursault explique qu’il aurait préféré que sa mère ne meure pas. L’avocat n’a pas l’air content et dit : « Ceci n’est pas assez » (p. 96). Meursault lui fait remarquer que tout cela n’a rien à voir avec l’affaire, ce à quoi l’avocat répond qu’il est visible que son client n’avait jamais eu de rapports avec la justice. « Il est parti avec un air fâché » (p. 97).
Quand il plaide devant les assises, il paraît compétent et éloquent, même si Meursault juge qu’il a moins de talent que l’avocat général. Et il a le sens de l’à-propos quand, exaspéré (à juste titre !) par l’insistance dont l’accusation fait preuve au sujet de la prétendue insensibilité de l’accusé lors des funérailles de sa mère, il s’exclame : « Enfin, est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme ? » (p. 142), ce qui suscite les rires du public.

La Cour d’assises

5. Voici, pour suivre, le président de la cour d’assises.
Ce magistrat commence par inviter le public au calme, énonce qu’il est là pour diriger les débats avec impartialité et qu’il ferait évacuer la salle au moindre incident. Puis, il interroge Meursault « avec calme et même, m’a-t-il semblé, avec une nuance de cordialité » (p. 128).
Plus tard, lorsqu’un témoin entame sa déposition en déclarant que l’accusé est innocent, le président lui fait remarquer – à bon droit – qu’on ne lui demande pas des appréciations mais des faits et qu’il a à attendre les questions pour y répondre.
Pour le surplus, il se révèle compétent, pose les questions qu’il faut (même quand l’avocat général s’y oppose) et se tient à son rôle : on ne le voit pas usurper les fonctions du ministère public en se montrant hostile envers l’accusé, comme c’est parfois le cas dans la littérature (voir par exemple : Victor Hugo, Claude Gueux ; Émile Zola, La Bête humaine ; Émile Gaboriau, La Corde au cou. Max Gallo, Belle Époque) et même dans la réalité (en tout cas dans le passé).
6. L’avocat général est lui aussi bien dans son rôle, conforme à tous les clichés littéraires sur les magistrats du ministère public.
Il triomphe quand une déposition est défavorable à l’accusé, il ne lâche rien, il insiste sur l’impassibilité de Meursault aux funérailles de sa mère, l’accusant même d’avoir enterré celle-ci avec un cœur d’assassin et faisant tout un plat de ce que l’accusé avait, un jour plus tard, entamé une liaison avec une jeune femme, ce qu’il qualifie de « se livrer à la débauche la plus honteuse » (p. 141). Et, bien entendu, il demande la tête de l’accusé, précisant qu’il le fait « le cœur léger », évoquant « un visage d’homme où je ne lis rien que de monstrueux » (p. 150).

Les témoins

7. Quant aux témoins, ils sont plausibles, parfois un peu perdus ou intimidés.
Intéressante est l’audition de la jeune maitresse de l’accusé. Elle n’a pas vu les faits mais elle est interrogée avec insistance sur la journée qu’elle a passée avec Meursault au lendemain de l’enterrement de la mère de ce dernier. Ils ont été à la plage, ont vu un film avec Fernandel et ont terminé la soirée (et même la nuit) chez l’accusé. L’avocat général se dresse alors pour stigmatiser ce comportement inqualifiable de Meursault, sur quoi le témoin « a éclaté en sanglots, a dit que ce n’était pas cela, qu’il y avait autre chose, qu’on la forçait à dire le contraire de ce qu’elle pensait » (p. 139). Commentaire significatif sur les limites à assigner aux témoignages.

L’accusé

8. Terminons cette revue des personnages par l’accusé.
L’on ne sera pas surpris, eu égard au titre du roman, qu’il se sente étranger à son procès : « En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on prenne mon avis » (pp. 144 et 145). De même, pendant la plaidoirie de son défenseur : « Mais je crois que j’étais déjà très loin de cette salle d’audience » (p. 150).
Un tel sentiment chez l’accusé n’est pas isolé en littérature. On le retrouve par exemple dans un roman contemporain : « Des magistrats, des experts et des avocats ont disputé à mon sujet. Ils ont parlé de quelqu’un qui n’existait pas » (Xavier Patier, Le Démon de l’acédie, Paris, Pocket, 2003, p. 36). On le rencontrait déjà chez Hugo : « Il était comme un idiot en présence de toutes ces intelligences rangées en bataille autour de lui, et comme un étranger au milieu de cette société qui le saisissait » (Les Misérables, 1862, Bibl. de la Pléiade, 1951, p. 279.

Les thèmes

9. Arrivons-en aux thèmes.
Le langage du droit, thème classique de critique sévère ou d’ironie, est très peu présent. Meursault se borne à dire, au moment de sa condamnation, que « le président m’a dit dans une forme bizarre que j’aurais la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français » (p. 157).
Le thème de la peine de mort est aussi peu abordé. Pas de charge, comme dans La Peste, où un personnage prend en horreur l’indicateur des chemins de fer parce que, si son père (un magistrat) le consulte, c’est pour se rendre à une exécution capitale. Meursault rapporte que son père a assisté – de son plein gré – à une telle exécution et en est revenu malade, mais lui, son fils, comprend que son père ait effectué cette démarche, rien n’étant plus important qu’une exécution capitale.
Sur le plan de la vraisemblance, on éprouvera quelques doutes quant à l’attitude du juge d’instruction lorsqu’il se lance dans des tirades sur la religion, comme je l’ai relevé ci-avant.

10. Il est en revanche plein de notations tout à fait réalistes, en ce qui concerne tant les règles de droit que la pratique.
Citons :

  • la tendance de maints avocats à s’identifier à leur client en disant en plaidoirie : « j’ai fait ceci », alors que c’est évidemment le client qui a agi (on sait que cette pratique peut conduire à des effets involontairement comiques, par exemple, lorsqu’un avocat de sexe masculin plaidant pour une jeune femme dit : « Et alors, Monsieur le Président, nous sommes enceinte ») ; Meursault s’en étonne, mais un des gendarmes qui l’encadrent lui confirme que « tous les avocats font ça » (p. 152) ;
  • le fait que le premier interrogatoire par le juge d’instruction consiste en un simple interrogatoire d’identité, la présence d’un avocat étant nécessaire lorsque le fond est abordé ;
  • la gêne de l’avocat par un propos de son client et invitant énergiquement celui-ci à ne pas le répéter au magistrat instructeur ni lors de l’audience ;
  • l’avocat répondant à son client, qui ne voit pas le rapport entre un incident et le fait pour lequel il est poursuivi, qu’il est visible qu’il n’a jamais eu affaire à la justice ;
  • l’insistance du juge d’instruction pour que Meursault explique pourquoi il encore tiré quatre coups de révolver alors que celui qui, pensait-il, le menaçait, était déjà à terre, après le premier coup de feu ;
  • l’avocat et le juge discutant des charges sans s’occuper de l’inculpé (on pense évidemment à une discussion technique, entre juristes) ;
  • la description du parloir de la prison lors des entretiens des inculpés avec leurs familles ;
  • la dureté des premiers jours passés en détention provisoire (inconfort, privation de tabac, mauvaises nuits, isolement, inoccupation) ;
  • à la longue, la lassitude des gendarmes d’assister à des procès d’assises ;
  • gendarmes, journalistes et avocats se connaissant, se serrant la main et riant, dans le local de la cour d’assises, juste avant l’ouverture du procès, « comme dans un club où l’on est heureux de se retrouver entre gens du même monde » (p. 124) ;
  • témoin tellement heureux de déposer que le président a du mal à lui faire quitter la barre ;
  • avocat expliquant à son client qu’il n’y avait guère de chances, en cas d’arrêt défavorable, d’obtenir une cassation, parce qu’« on ne cassait pas un jugement, comme cela, pour rien » (p. 156) ;
  • confrères venant féliciter l’avocat de l’accusé après sa plaidoirie (dans le film, version Visconti, le cinéaste va plus loin, pour souligner le côté théâtral de la procédure devant les assises : c’est l’avocat général qui frappe discrètement sur l’épaule du défenseur en lui disant : « Très bien » ; cela rejoint Daumier dans une planche montrant une cour d’assises, président, ministère public, avocat, accusé, avec cette légende : « M. l’avocat a rendu pleine justice au rare talent déployé par le ministère public, M. le procureur général s’empresse de rendre un hommage mérité à l’admirable éloquence du défenseur, M. le président applaudit aux deux orateurs ; bref tout le monde est excessivement satisfait, excepté l’accusé » (Les gens de justice, planche 16) ; j’ajoute qu’il arrivait, en Belgique en tout cas – je peux en témoigner –, qu’un président du genre mondain félicite un défenseur : « Trèèès bien ! Et pour une première plaidoirie aux assises ! »).

11. Cela dit, le roman contient ce que je considère comme une invraisemblance fondamentale, à savoir la condamnation à mort de Meursault.
L’ouvrage se termine sans que nous sachions s’il y a eu cassation ou grâce, mais cela importe peu. C’est la condamnation qui me parait en l’espèce peu réaliste. Certes, elle se justifie pour des raisons d’ordre littéraire, mais, sur le plan de la pratique judiciaire, elle est peu réaliste. Il parait difficile de soutenir qu’il y a eu préméditation, sans laquelle la condamnation à mort n’était pas possible, et tout aussi difficile de ne pas tenir compte du fait que la victime brandissait un couteau.

En conclusion

12. Il reste évidemment que le roman est intéressant tant sur le plan juridique que sur celui de la psychologie. Que celui – ce pronom est ici un neutre ! – qui ne l’a pas encore lu ne lui demeure pas étranger !

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