1. Ces défaillances ont fait l’objet de précédentes condamnations, à plus d’une reprise, de l’Italie par la Cour de justice de l’Union européenne.
Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, après un arrêt cinglant rendu en 2012 dans l’affaire Di Sarno et autres c. Italie – cet arrêt a fait l’objet de la présentation suivante sur Justice-en-ligne : « La gestion calamiteuse des déchets dans la région de Naples a violé le droit à un environnement de qualité : la Cour européenne des droits de l’homme condamne l’Italie » – et son arrêt de 2023 dans l’affaire Locascia et autres c. Italie, dans la présente affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie jugée le 30 janvier 2025, elle prend un virage important par la pression qu’elle entend mettre sur l’État italien.
2. Dans la présente affaire Cannavacciuolo et autres, ce sont des habitants de la Terra dei Fuochi qui, au travers également de leurs associations, ont mis en cause l’Italie ; cette expression « Terra dei Fuochi » désigne une zone de nonante communes, situées dans la région italienne de la Campanie (autour de Naples), dans laquelle les pratiques illégales de « gestion » des déchets ont atteint un niveau inimaginable : déversement, enfouissement, abandon sur des terrains privés de déchets dangereux, spéciaux ou urbains, souvent en les incinérant, d’où l’appellation « Terre des feux ». Toute cavité existante ou créée était utilisée qu’il s’agisse de carrières, des cours d’eau ou des fosses creusées en zone agricole et recouvertes après remblaiement pour un retour à l’agriculture. Certains déchets étaient mélangés pour produire des matériaux de construction ou du compost avec les conséquences environnementales que l’on peut imaginer. L’élimination illégale des déchets de Campanie, mais aussi des autres régions d’Italie, est contrôlée par des groupes criminels organisés. Cet arrêt est également appelé « arrêt Terra dei Fuochi] » dans la suite du présent article.
Les constats sont sans appel : contamination des sols par la dioxine et des métaux lourds, atteintes à la santé avec notamment une forte augmentation des taux de cancer dans la zone concernée. On relève également le constat de la carence quasi-totale des autorités dans les actions juridiques contre ces illégalités et les retards des mesures prises pour assainir la zone.
3. Dans le domaine des pollutions environnementales, les requérants devant la Cour européenne fondent régulièrement leurs griefs, comme en l’espèce, sur l’article 2, droit à la vie, et l’article 8, droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile.
Ce dernier droit constitue la base la plus fréquemment retenue par la Cour pour examiner les dommages environnementaux, la Cour n’hésitant d’ailleurs pas à reformuler les griefs fondés sur l’article 2 en griefs fondés sur l’article 8.
C’est d’ailleurs la violation de l’article 8 qui a conduit à la condamnation de l’Italie en 2012 et 2023 dans les affaires précitées.
4. Assez logiquement, dans l’affaire ici commentée, la Cour rejette les requêtes des associations qui ne sont pas victimes de la pollution au regard des articles 2 et 8.
La requête introduite par les personnes physiques est évidemment recevable.
5. Compte tenu de l’existence d’un risque suffisamment grave, véritable et vérifiable pour la vie qui peut en outre être qualifié d’imminent, la Cour dit que l’affaire relève du champ d’application de l’article 2, ce qui constitue clairement un signal fort.
6. La Cour énumère les manquements des autorités italiennes, qui devaient nécessairement être au courant de la situation illégale au début des années ’90.
Des commissions d’enquêtes parlementaires ont débuté en 1996 et ont immédiatement relevé les pratiques illégales en matière de déchets et noté l’augmentation du taux de cancers.
La Cour note que les autorités n’ont pas fait preuve de célérité pour évaluer les effets de la pollution pas plus qu’en matière de dépollution des sites. Si des mesures ont été prises comme, par exemple, un renforcement du dépistage des cancers, la plupart des mesures n’ont été prises qu’après 2013.
L’absence de communication vis-à-vis de la population des risques potentiels ou réels pour la santé et des mesures de remédiation est également pointée par la Cour.
7. C’est donc sans surprise que la Cour juge que les autorités italiennes n’ont pas géré le problème de la Terra dei Fuochi avec la diligence requise par la gravité de la situation.
Il y a donc eu violation de l’article 2.
8. L’autre apport de l’arrêt Terra dei Fuochi est sans conteste sa portée d’« arrêt pilote » décidée par la Cour (article 46 de la Convention européenne des droits de l’homme et article 61 du règlement de la Cour). En effet, face à la persistance du problème de la gestion des déchets, nonobstant les arrêts de 2012 et 2023 sans compter ceux rendus par la Cour de justice de l’Union européenne, aux défaillances systémiques des autorités, au grand nombre de personnes touchées et à l’urgence à apporter à ces personnes des solutions, la Cour impose à l’Italie de véritables obligations de faire.
C’est ce que permet la procédure de l’« arrêt pilote ». Sur cette notion d’« arrêt pilote », qui a pour objet de dénoncer les problèmes structurels de violation de certains articles de la Convention européenne des droits de l’homme par les États et de les guider dans la résolution des problèmes constatés, il est renvoyé à l’article suivant précédemment publié sur Justice-en-ligne : Harold Sax, « La surpopulation carcérale : un problème structurel en Belgique comme en Italie, dénoncé comme tel par la Cour européenne des droits de l’homme ».
Dans cet arrêt-ci, il s’agit de l’élaboration d’une stratégie globale en vue de remédier à la situation, de la mise en place d’un mécanisme de suivi par des personnes indépendantes institutionnellement des autorités de l’État et de la création d’une plateforme unique d’information pertinente du public sur le problème de la Terra dei Fuochi. Le tout devra être mis en place dans les deux ans de l’arrêt devenu définitif sous la supervision du Comité des Ministres, ce qui permettra à la Cour d’examiner alors la question de la satisfaction équitable à allouer aux requérants en application de l’article 41 de la Convention européenne des droits de l’homme.
9. Est-ce que cet arrêt annonce la future fin de la crise des déchets en Campanie ?
Il est malaisé de répondre à cette question tant le niveau et l’échelle du problème sont difficilement mesurables.
Il est néanmoins certain que la Cour européenne a pris la décision qui s’imposait.
Il sera intéressant de voir les conclusions de suivi du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, chargé du suivi et de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, et de la position de la Cour lors de l’examen de la demande de satisfaction équitable. On peut regretter que la Cour ne dispose pas du pouvoir d’imposer des astreintes à l’instar de ce que peut décider la Cour de justice de l’Union européenne.
Affaire à suivre en tout cas.