La Belgique n’a pas violé la liberté de réunion et d’association en condamnant des grévistes jugés coupables d’une infraction lors d’une manifestation

par France Lambinet - 11 mars 2025

Dans un arrêt du 16 janvier 2025, rendu dans l’affaire Bodson et autres c. Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la condamnation pénale de représentants syndicaux du chef d’entrave méchante à la circulation routière pour avoir bloqué une autoroute pendant plusieurs heures sans autorisation préalable, entrainant un bouchon de 400 kilomètres et donnant lieu à une situation générale de tension et à des incidents, ne violait pas l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit la liberté de réunion et d’association.
Présentation de cet arrêt par France Lambinet, avocate au barreau de Namur et suppléante associée à l’Université libre de Bruxelles.

Les faits

1. Le 19 octobre 2015, vers 5.45 h du matin, une centaine de grévistes qui protestaient contre les mesures d’austérité décidées par le gouvernement fédéral de l’époque avait bloqué les trois bandes de circulation dans chaque sens sur l’autoroute A3/E40, près de Liège, à hauteur du pont de Cheratte, où des travaux étaient en cours. Les manifestants avaient envahi la chaussée et mis en place des barrages avec du matériel prélevé sur le chantier et mis le feu à leurs barricades, alimentant celui-ci de palettes de bois et de pneus. De nombreux automobilistes avaient été bloqués pendant de longues heures, les manifestants n’ayant quitté les lieux qu’aux environs de 11.00 h.
L’identité de plusieurs manifestants avait pu être établie sur base des images des journaux télévisés et de photographies postées sur Facebook.
Les poursuites pénales et la condamnation en première instance

2. Plusieurs responsables de la FGTB et des membres affiliés de ce syndicat avaient dans ce contexte été poursuivis devant le Tribunal correctionnel de Liège pour « entrave méchante à la circulation », au sens de l’article 406 du Code pénal [selon les professeurs A. De Nauw et Fr. Kuty, il s’agit d’une « infraction intentionnelle dont l’élément moral consiste dans la volonté du résultat, en l’occurrence la volonté d’entraver la circulation » (Manuel de droit pénal spécial, Kluwer, 2018, 4e éd., p. 366)].

3. Aux termes d’un jugement du 3 novembre 2020, le Tribunal correctionnel de Liège avait souligné qu’il ne s’agissait pas de faire le procès d’une organisation syndicale ni de remettre en cause le droit de grève, mais de se prononcer sur des préventions, étant entendu que, s’il n’appartient pas au juge de toucher à l’essence du droit de grève en se positionnant sur le bienfondé d’une manifestation, sur l’opportunité de celle-ci ou sur la légitimité des revendications des grévistes, le droit de grève ne permet pas de commettre des infractions pénales en toute impunité.
Le Tribunal avait en l’occurrence relevé que le droit de grève peut être confronté à l’interdiction contenue à l’article 406 du Code pénal sans que la poursuite d’un mobile honorable par les auteurs de l’infraction puisse être admise en tant que cause de justification.
Et le Tribunal d’estimer, au terme d’un contrôle de proportionnalité, qu’une condamnation sur pied de l’article 406 du Code pénal ne contrevenait pas aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant les libertés syndicales.

La condamnation par la Cour d’appel

4. Par un arrêt du 19 octobre 2021, la Cour d’appel de Liège avait confirmé le jugement précité (sous la réserve de quelques émendations, notamment l’admission de circonstances atténuantes dans le chef des prévenus et la requalification de la prévention dans le fait d’avoir « méchamment entravé la circulation ferroviaire, routière, fluviale ou maritime par toute action portant atteinte aux voies de communication, aux ouvrages d’art ou au matériel, ou par toute autre action de nature à rendre dangereux la circulation ou l’usage des moyens de transport ou à provoquer des accidents à l’occasion de leur usage ou de leur circulation  », prévention ainsi requalifiée qui était déclarée établie dans le chef de chacun des prévenus).
La Cour reconnaissait qu’aucun élément du dossier répressif ne permettait de retenir que le blocage de l’autoroute aurait été programmé par l’organisation syndicale à laquelle étaient affiliés les manifestants dans le cadre de la préparation de la manifestation générale.
De même, il n’était pas établi dans le chef de la plupart des prévenus qu’ils auraient contribué à déposer du matériel sur la chaussée et qu’ils auraient allumé les feux.
La Cour estima néanmoins que chacun s’était individuellement associé consciemment et volontairement à l’action d’entrave potentiellement dangereuse : il s’agissait de personnes qui étaient venues en pleine connaissance de cause s’associer au blocage de la route dans le cadre d’un piquet de masse, lequel avait rendu impossible tout passage de véhicules sur une voie de circulation à grande vitesse, y compris de véhicules de secours, et avait empêché ou rendu excessivement dangereuse l’intervention des forces de l’ordre, entrainant d’importantes files.

5. Les grévistes concernés, qui avaient été condamnés à des peines privatives de liberté (allant de quinze jours à un mois d’emprisonnement) assorties d’un sursis de trois ans ainsi qu’à des amendes (de 1.200 à 2.100 €), avaient introduit un pourvoi en cassation, sans succès.

Le recours devant la CoÌ européenne des droits de l’homme

6. Ils avaient alors, en juillet 2022, saisi la Cour européenne des droits de l’homme, faisant valoir que leur condamnation pénale avait porté atteinte aux articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention européenne des droits de l’homme. Invoquant l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec les articles 10 et 11, six des seize requérants soutenaient en outre que la sévérité de leurs peines s’expliquait par leur appartenance syndicale et que leur condamnation était donc discriminatoire par rapport aux autres requérants.

7. Aux termes de son arrêt du 16 janvier 2025, la Cour examine d’abord les arguments des syndicalistes sous l’angle de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 10.
La Cour reconnait tout d’abord que la condamnation pénale des requérants constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté de réunion pacifique.
La Cour relève toutefois immédiatement que cette ingérence est prévue par l’article 406 du Code pénal et poursuit un but légitime, étant la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui.
Quant à la question de savoir si l’ingérence en question est proportionnée à ce but, la Cour relève notamment que l’action de blocage en question n’avait fait l’objet ni d’une déclaration préalable ni à fortiori d’une autorisation par les autorités, que l’action des manifestants n’était pas justifiée par la nécessité de répondre immédiatement à un évènement soudain qui se serait produit le jour des faits ou autour de cette date et que « les actions des manifestants ne visaient pas directement une activité qu’ils réprouvaient, mais avaient pour but le blocage physique d’une autre activité qui ne présentait aucun lien direct allégué avec l’objet de leur contestation, c’est-à-dire les mesures d’austérité décidées par le gouvernement à l’époque ». Enfin, il n’était ni allégué ni démontré que le blocage litigieux aurait été le seul moyen nécessaire pour faire valoir les revendications de la FGTB.
La Cour souligne que les requérants n’ont été condamnés ni pour avoir mené une action de grève ni pour avoir exprimé leurs opinions, mais pour s’être associés à un blocage de la circulation ayant fait naitre la situation incriminée par le Code pénal belge.
Selon la Cour, si l’usage de la sanction pénale doit demeurer exceptionnel, compte tenu du comportement répréhensible imputé aux requérants et de la situation avérée de danger pour les personnes et la circulation qui en a découlé, les peines infligées aux requérants n’étaient pas excessives, de sorte que les juridictions nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en la matière.
L’ingérence litigieuse ayant été « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 de la Convention, les condamnations pénales en cause ne violent donc pas cette disposition.

8. Quant aux six requérants qui soutenaient devant la Cour que la sévérité des peines qui leur avaient été infligées s’expliquait par leur appartenance syndicale et que leur condamnation était donc discriminatoire par rapport aux autres requérants, la Cour se référa à ce qu’en avait dit la Cour de cassation belge, à savoir que le critère retenu reposait sur le rôle concret de chacun des requérants dans la commission des faits et non sur leurs fonctions syndicales proprement dites, de sorte que le grief pris de la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11 n’était pas fondé.

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Avocate au Barreau de Namur et suppléante associée à l’Université libre de Bruxelles

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