L’interdiction du port de signes religieux dans l’emploi public : l’arrêt ’OP c. Commune d’Ans’ de la Cour de justice de l’Union européenne

par Julie Ringelheim - 23 avril 2024

Photo @ PxHere

Le 28 novembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne, interrogée par une juridiction belge, s’est à nouveau prononcée sur la compatibilité avec l’interdiction de la discrimination religieuse de l’interdiction du foulard islamique au travail, dans une administration cette fois.
Julie Ringelheim, chercheuse qualifiée au FNRS et professeure à l’UCLouvain, nous présente cet arrêt.

Les faits de la cause

1. L’arrêt OP c. Commune d’Ans, prononcé le 28 novembre 2023 sur question préjudicielle du tribunal du travail de Liège, est le cinquième arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne sur la question de l’interdiction du port de signes religieux dans l’emploi.
Comme dans les cas précédents, cette affaire a pour origine une action en justice introduite par une travailleuse de confession musulmane qui conteste, sur la base du droit à la non-discrimination, la décision de son employeur de lui interdire de porter le foulard au travail.
Mais, alors que les quatre arrêts précédents (Achbita et Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. G4S Secure Solutions NV, C-157/15, 14 mars 2017 ; Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme c. Micropole SA, C-188/15, 14 mars 2017 ; IX c. WABE et MH Müller Handels GmbH c. MJ, affaires jointes C-804/18 et C-341/19, 15 juillet 2021 ; L.F. c. S.C.R.L., C-344/20, 13 octobre 2022) concernaient une interdiction décidée par une entreprise privée, l’affaire OP c. Commune d’Ans est la première à confronter la Cour de justice à une mesure de cet ordre édictée par un employeur public. Les arrêts Achbita et Bougnaoui et l’arrêt L.F. ont fait l’objet de précédents articles sur Justice-en-ligne.

2. À l’origine de l’affaire OP c. Commune d’Ans, une employée communale, qui travaillait essentiellement en « back office » en tant que cheffe de bureau, avait introduit une action en cessation devant le Tribunal du travail de Liège pour contester le refus du Collège communal de l’autoriser à porter un foulard au travail, ainsi que la décision de celui-ci de modifier le règlement de travail de la commune pour y insérer une interdiction, applicable à tout travailleur de la commune, d’arborer tout signe ostensible qui puisse révéler son appartenance ou ses convictions politiques, religieuses ou philosophiques, tant dans ses contacts avec le public que dans ses rapports avec sa hiérarchie et ses collègues.
Elle alléguait une discrimination liée à la religion.

3. Le Président du tribunal décida d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur la question de savoir si la directive 2000/78 de l’Union européenne, qui interdit la discrimination directe et indirecte fondée notamment sur la religion ou conviction, peut être interprétée « comme autorisant une administration publique à organiser un environnement administratif totalement neutre et partant à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public ».
Il demande également à la Cour si une telle interdiction est compatible avec la directive 2000/78 au regard du fait qu’elle « semble toucher une majorité de femmes, et donc est susceptible de constituer une discrimination déguisée en fonction du genre ».
La Cour, cependant, a refusé d’examiner cette seconde question au motif, d’une part, que la discrimination fondée sur le sexe dans l’emploi relève non pas de la directive 2000/78 mentionnée par le Tribunal, mais de la directive 2006/54 ‘du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (refonte)’, et que, d’autre part, le Tribunal ne fournissait pas de précision sur les éléments de fait susceptibles d’indiquer une discrimination indirecte de genre dans le cas d’espèce ni sur les raisons pour lesquelles la résolution de cette question aurait été nécessaire à la solution du litige au principal.

La réponse de la Cour : une large marge de manœuvre laissée aux autorités nationales

4. La Cour commence par rappeler que, selon sa jurisprudence antérieure, une règle interne édictée par un employeur consistant à interdire à tous ses travailleurs le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ne crée pas de distinction directe de traitement car elle traite tous les travailleurs de l’entreprise de façon identique. Une telle mesure peut cependant générer une différence indirecte de traitement s’il apparaît que l’obligation, en apparence neutre, qu’elle impose, génère, dans les faits, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une certaine religion. Pour que la mesure ne soit pas considérée comme une discrimination indirecte, l’employeur doit alors démontrer qu’elle est objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.

5. La Cour constate que l’interdiction décidée par la commune vise à mettre en œuvre le principe de neutralité du service public.
Notant que ce principe connaît des interprétations variables, elle affirme qu’une politique de « neutralité exclusive », consistant pour une administration publique à interdire le port de tout signe religieux, politique ou philosophique « en vue d’instaurer en son sein un environnement administratif totalement neutre », peut être considérée comme étant objectivement justifiée par un objectif légitime. Elle ajoute cependant, qu’une autre politique de neutralité, « telle qu’une autorisation générale et indifférenciée du port de signes visibles de convictions […], y compris dans les contacts avec les usagers, ou une interdiction du port de tels signes limitée aux situations impliquant de tels contacts », serait également légitime (point 33 de l’arrêt).
La Cour considère en effet que chaque État membre, mais également, « le cas échéant », chaque entité infra-étatique, « doit se voir reconnaître une marge d’appréciation dans la conception de la neutralité du service public qu’il entend promouvoir sur le lieu de travail », dans le respect de ses compétences, en fonction du contexte qui lui est propre et de la place qu’il entend accorder à la religion ou aux convictions philosophiques dans le secteur public (point 33 de l’arrêt). Cette marge d’appréciation doit toutefois aller de pair avec un contrôle des juridictions nationales et européenne visant à vérifier si les mesures prises se justifient dans leur principe et sont proportionnées. Pour ne pas être jugée indirectement discriminatoire, une interdiction du port de signes convictionnels doit être adéquate et nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, ce qui suppose qu’elle soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique, et vise donc toute manifestation visible de convictions, mais aussi qu’elle se limite au strict nécessaire.

6. Il est à douter que les juridictions nationales en quête de clarification quant aux conditions auxquelles une interdiction du port de signes convictionnels peut être jugée compatible avec les règles de non-discrimination trouveront dans cet arrêt les éclaircissements attendus. Le raisonnement de la Cour, qui conduit à laisser une large marge de manœuvre aux autorités nationales, comporte d’importantes zones d’ombre et soulève de nouvelles interrogations.

L’absence de réflexion sur le sens de la neutralité du service public

7. Tout d’abord, à aucun moment la Cour de justice ne tente d’expliciter en quoi une interdiction du port de signes convictionnels imposée à l’ensemble des membres du personnel d’une l’administration, qu’ils soient ou non en contact avec le public et quelle que soit la fonction qu’ils exercent, serait nécessaire pour garantir la neutralité du service public.
Le principe de neutralité de l’État et du service public signifie fondamentalement que les pouvoirs publics ne peuvent chercher à promouvoir une religion ou philosophie de vie au détriment des autres ni favoriser les personnes adhérant à une certaine religion ou conviction. La neutralité n’est pas une fin en soi : c’est un instrument qui permet de préserver la liberté de conscience et l’égalité des individus.

8. Les agents de l’administration publique, à travers lesquels l’État opère, sont naturellement soumis à un devoir de neutralité. Il ne fait pas de doute qu’ils doivent être neutres dans leur action : ils ne peuvent traiter certains usagers plus favorablement que d’autres en raison de leurs convictions. Le devoir de neutralité des agents constitue ainsi un corollaire du droit à la non-discrimination.
Mais cette exigence de neutralité induit-elle également des obligations vestimentaires pour les agents ?
La question fait débat. Pour les uns, l’obligation de neutralité des agents publics se limite à la « neutralité des actes ». D’autres, en revanche, estiment que garantir la neutralité nécessite aussi de neutraliser l’apparence des agents : ceux-ci devraient s’abstenir de porter tout signe ou vêtement pouvant révéler leur adhésion à une conviction. Cette obligation de « neutralité des apparences » est justifiée par la volonté non pas d’empêcher des discriminations – personne ne soutient qu’un agent deviendrait partial dans son action du seul fait qu’il revêt une tenue révélant une certaine conviction –, mais d’éviter de susciter des doutes, dans l’esprit des usagers, quant à l’impartialité du personnel de l’administration.
Puisque tel est l’objectif visé, il paraît logique de considérer que cette mesure n’a de sens que lorsqu’elle est appliquée à des employés qui sont en contact visuel avec le public. Lorsqu’un agent travaille à l’abri des regards des usagers, ces derniers ignorent qu’il porte un éventuel signe convictionnel et ne peuvent dès lors en être troublés.

9. Tel était le raisonnement suivi par la Cour de justice dans l’arrêt Achbita dans le cas d’une entreprise privée : constatant que l’objectif poursuivi par l’employeur en interdisant à ses travailleurs de revêtir des signes convictionnels résidait dans sa volonté de projeter une image de neutralité à l’égard de ses clients, la Cour y affirme que cette mesure ne peut passer pour nécessaire au but visé que si elle s’applique uniquement aux travailleurs entrant en relation avec les clients (arrêt Achbita, point 42). Elle déduit également de l’exigence de nécessité de la mesure que les travailleurs qui insisteraient pour porter un signe convictionnel doivent se voir proposer, dans la mesure du possible, un poste n’impliquant pas de contact visuel avec le public (arrêt Achbita, point 43).

10. Dans son arrêt WABE et Müller, la Cour précise en outre qu’un employeur ne peut, pour justifier une politique d’exclusion des signes convictionnels, se contenter d’affirmer sa préférence pour une politique de « neutralité exclusive » : il doit démontrer de façon concrète qu’une telle politique répond à un « besoin véritable », compte tenu des circonstances qui lui sont propres (arrêt WABE et Müller, point 64). Or, on cherchera en vain dans l’arrêt OP c. Commune d’Ans des indications sur le « besoin véritable » auquel est censé répondre une interdiction des signes convictionnels lorsqu’elle s’applique aux travailleurs d’une administration sans contact avec le public (comparez avec les conclusions de l’Avocat général Collins, § 73).

La reconnaissance d’un pouvoir discrétionnaire aux États et aux entités infra-étatique

11. La Cour reconnaît une marge d’appréciation non seulement aux États mais aussi, « le cas échéant », aux entités infra-étatiques, pour déterminer la conception de la neutralité qu’ils entendent mettre en œuvre dans l’administration publique.
Le concept de neutralité du service public étant un principe d’ordre constitutionnel, dont l’interprétation, au-delà d’un consensus minimal, varie d’un pays à l’autre en Europe en fonction de la vision des rapports entre l’État et les religions qui y prévaut, la reconnaissance d’une marge aux autorités étatiques pour en préciser le contenu paraît en soi fondé.
On peut soutenir que ce concept relève de l’identité constitutionnelle des États membres évoquée à l’article 4, § 2, du Traité sur l’Union européenne.
Mais, s’il s’agit d’en déduire qu’un État peut décider de façon discrétionnaire qu’une mesure générant une distinction indirecte de traitement est objectivement justifiée par la préservation de la neutralité sans avoir à le démontrer de façon concrète, cette position devient problématique. La directive 2000/78 établit des règles communes de protection de l’égalité de traitement mais n’évoque nulle part la notion de neutralité du service public. Rien dans la directive n’indique qu’une autorité publique serait dispensée de démontrer la réunion des conditions exigées par la directive pour justifier une distinction indirecte de traitement, dès lors que l’objectif qu’elle invoque consiste en une certaine conception de la neutralité du service public.

12. Mais la Cour ne se contente pas de reconnaître une marge d’appréciation aux États pour préciser le concept de neutralité du service public : elle dit que cette marge peut aussi s’étendre aux entités infra-étatiques. Elle met ainsi sur le même pied que les États des entités dépourvues de tout pouvoir constituant, comme les communes en Belgique, premier échelon des pouvoirs locaux.
Elle permet ainsi de reconnaître à des entités très nombreuses le pouvoir de décider d’adopter une neutralité « exclusive » ou « inclusive ».
Ces deux options ne sont pourtant pas équivalentes du point de vue du droit de l’Union : la neutralité exclusive a un impact sur le droit à la non-discrimination. Appliquée à tous les membres du personnel, elle a pour effet d’exclure de toute possibilité d’emploi dans l’administration publique les femmes musulmanes qui portent un foulard par conviction religieuse. La réponse à la question de savoir si cette mesure rencontre les exigences de la directive 2000/78 dépendrait-elle d’un choix discrétionnaire que pourrait opérer chaque commune et non d’éléments objectifs que celle-ci devrait démontrer ?

13. Le raisonnement de la Cour est en réalité ambigu.
Pour justifier cette marge d’appréciation, elle renvoie d’abord aux compétences de la commune, question qui relève du droit national. Elle se réfère ensuite au « contexte propre » à l’entité concernée. La Cour souligne en outre que cette marge d’appréciation doit aller de pair avec un contrôle, exercé par les juridictions nationales et celle de l’Union, consistant à vérifier si la règle adoptée par l’entité administrative non seulement se justifie dans son principe mais également si elle est apte, nécessaire et proportionnée à cet objectif au regard du contexte en cause.
Elle indique que la juridiction de renvoi devra procéder, « à la lumière de l’ensemble des éléments caractéristiques du contexte dans lequel cette règle a été adoptée », à une pondération des droits et intérêts en présence en tenant compte, d’une part, du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, qui a pour corollaire l’interdiction de discriminer sur la base de la religion, et, d’autre part, du principe de neutralité (point 40 de l’arrêt).

14. Au vu de ces éléments, l’arrêt OP c. Commune d’Ans peut être interprété comme indiquant qu’une autorité communale peut – pour autant que le droit national lui confère les compétences requises à cette fin – faire le choix d’une politique consistant à interdire à tous les membres de son personnel d’arborer des signes convictionnels à condition de pouvoir démontrer, au regard des circonstances concrètes qui sont les siennes, que cette politique est nécessaire pour garantir la neutralité – ou l’image de neutralité – du service public, ou un autre objectif légitime.
Cette interprétation a l’avantage d’être en phase avec la jurisprudence antérieure de la Cour de justice sur le port de signes convictionnels. Elle correspond à l’approche suivie par le Conseil d’État en Belgique : dans ses avis sur les diverses propositions de législation visant à exclure le port de signes convictionnels par des agents publics soumises devant diverses assemblées du pays, celui-ci a toujours opéré un contrôle rigoureux de la proportionnalité des mesures proposées.
Il a ainsi estimé que la volonté de renforcer la confiance des citoyens dans la neutralité de la fonction publique ne peut justifier une telle interdiction que dans la mesure où elle s’applique à des agents des pouvoirs publics qui, par les fonctions qu’ils exercent, peuvent susciter auprès du public, en portant un signe convictionnel, le sentiment d’un manque de neutralité de l’autorité. Une autre justification est dès lors nécessaire pour fonder une interdiction qui serait imposée à l’ensemble du personnel sans distinction, justification dont la réalité factuelle doit être dûment établie (voir les avis suivants de la section de législation du Conseil d’État : n° 44.521/AG, 20 mai 2008 ; n° 48.042/AG, 20 avril 2010 ; n° 69.726/AG, 12 mai 2022).

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