L’avertissement de Jean De Codt : l’occasion d’une réflexion sur la Justice

par Bénédicte Inghels - 31 mai 2016

De manière exceptionnelle, Jean De Codt, le Premier Président de la Cour de cassation, c’est-à-dire le plus haut magistrat judiciaire du pays, s’est exprimé sur la Une RTBF le dimanche 15 mai dernier sur l’état de la Justice de notre pays. Il n’y est pas allé de main morte : il a même laissé entendre que, si les choses continuent à se dégrader, la Belgique serait dépourvue d’une vraie Justice, ce qui ne se rencontre que dans les « États voyous » ! Et des magistrats annoncent qu’ils pourraient bien, eux aussi, faire grève. Du jamais vu !

Scandale ? Réflexe corporatiste ? Réaction courageuse ?

En tout cas l’occasion d’une réflexion sur la Justice, que nous offre Bénédicte Inghels, conseiller à la cour d’appel de Mons et maître de conférence invitée à l’Université catholique de Louvain, avec l’aide d’un billet à réentendre de… Thomas Gunzig.

La Justice est un pouvoir

1. Pourquoi cette grogne ? En quoi est-ce important, non seulement pour les magistrats mais surtout pour vous, toi, moi, nous, bref, pour tous les citoyens de ce pays ?

En Belgique, le pouvoir de l’État est réparti entre trois pouvoirs :
 Le pouvoir législatif est celui qui fait les lois, les décrets et les ordonnances. Il est exercé par chacun des Parlement, c’est-à-dire, au niveau fédéral, la Chambre des représentants et parfois le Sénat. Il contrôle aussi le pouvoir exécutif.
 Le pouvoir exécutif, c’est officiellement, au niveau fédéral, le Roi, mais qui ne peut agir qu’avec l’aval du gouvernement. C’est celui-ci qui dirige le pays et fait en sorte que les lois soient appliquées de manière concrète. En réalité, depuis plusieurs décennies, le pouvoir exécutif ¬
est de plus en plus puissant et certains pensent que le pouvoir législatif ne s’exerce plus tellement, qu’il suit aveuglément l’avis du gouvernement ;
 Le troisième pouvoir est le pouvoir judiciaire. Ce sont les juges. Ce sont eux qui appliquent les lois pour trancher des conflits. Les conflits peuvent être privés, entre des personnes, mais aussi ce sont parfois des conflits avec l’autorité publique. Les juges contrôlent aussi si les actes du pouvoir exécutif (les arrêtés royaux par exemple) ne violent pas les lois ; ce dernier pouvoir est également exercé par la section du contentieux administratif du Conseil d’État.

En d’autres termes, chaque pouvoir contrôle l’autre, limite ses pouvoirs. Cette séparation des pouvoirs est importante pour éviter qu’un pouvoir prenne le dessus sur les autres et déséquilibre la démocratie, comme on le voit par exemple dans certains régimes totalitaires.

2. Il est donc essentiel que, comme les deux autres, le pouvoir judiciaire soit indépendant et impartial pour jouer son rôle, c’est-à-dire qu’il soit neutre et ferme par rapport à toute pression extérieure, qu’elle vienne d’un milieu politique ou économique. Par exemple, tout le monde comprend qu’il ne serait pas juste qu’un politicien corrompu ne puisse pas être jugé parce que le juge qui doit trancher son dossier est du même parti politique que lui. Ou tout le monde comprend qu’un groupe de citoyens qui s’oppose à la construction d’un immeuble à appartement n’accepterait pas d’être jugé par un juge qui est payé par la société immobilière.
C’est pour cela qu’il faut des juges indépendants

3. Pour garantir leur indépendance, il faut objectiver les conditions de nomination des magistrats : c’est le rôle du Conseil supérieur de la Justice, qui a pour objectif que le meilleur candidat soit nommé, et pas « le petit copain de » ou celui qui a la meilleure carte de parti.

De même, les juges doivent pouvoir résister à toute tentation extérieure : ils doivent travailler dans de bonnes conditions et ils ne doivent pas être tentés par des pots de vin. Il n’est pas question qu’ils constituent une caste de gens riches, mais il faut assurer un statut qui leur permette d’être suffisamment à l’aise pour ne pas être attirés par l’argent.

Enfin, les juges doivent être à l’abri de toute pression politique : ils ne sont pas aux ordres d’un parti, d’un homme politique ou d’un ministre, même le ministre de la Justice. Et ils doivent êtres neutres et ne peuvent pas exprimer leurs convictions philosophiques, religieuses ou politiques, par exemple : c’est ce qu’on appelle leur devoir de réserve.

4. En cela, les propos de Jean De Codt, Premier Président de la Cour de cassation, à la Une RTBF ce dimanche 15 mai 2016, ont surpris : qu’un haut magistrat dénonce la politique du gouvernement et met en exergue le « ras-le-bol » des juges, est-ce bien normal ?
Un pouvoir en danger

5. En réalité, la Justice est en danger. Et il fallait que quelqu’un, comme lui, le dise haut et fort.

6. Elle est en danger parce que les conditions de travail des magistrats deviennent de plus en plus difficiles : par exemple les ordinateurs sont obsolètes et l’informatisation est au point mort, leur documentation en ligne a été réduite, ce qui les handicape pour leurs recherches, les magistrats malades ne sont pas remplacés parce qu’il manque déjà du personnel et on ne ¬remplacera peut-être pas ceux qui partent à la retraite, certains juges travaillent dans des locaux qui sont insécurisés et parfois même peu salubres, etc. Ajoutons-y que le personnel administratif qui, dans les greffes, assiste les magistrats, est de moins en moins nombreux. Les perspectives de gestion autonome des juridictions par les autorités judiciaires elles-mêmes plutôt que par l’administration du SPF Justice, sont par ailleurs vécues avec inquiétude par les magistrats si cela s’accompagne d’un sous-financement et donc d’une difficulté accrue d’assurer cette gestion de manière efficace.

7. En quoi est ce grave pour vous ou moi ? Parce que les juges prennent tous les jours des décisions importantes : ils décident de mettre quelqu’un en prison, ils disent si une société doit être mise en faillite, ils tranchent une dispute entre des voisins parfois violents, ils confient la garde d’un enfant à son papa ou à sa maman.

Toutes ces décisions, à quelque niveau que ce soit, ce sont des décisions très importantes, elles engagent la vie de quelqu’un.

Or, si le métier devient trop difficile, les magistrats n’auront plus le temps de bien travailler sur votre dossier, ils ne pourront plus tout vérifier, ils ne consacreront pas suffisamment d’énergie pour bien comprendre, ils jugeront « à la va vite ». Les jeunes juristes n’auront plus envie de devenir magistrats et les meilleurs se détourneront du métier de juge. A l’extrême, on pourrait imaginer qu’un magistrat précarisé soit plus facilement sensible à la tentation de céder à une pression politique ou d’accepter de l’argent pour décider dans un sens ou dans un autre.

8. Nous n’en sommes pas là mais c’est pour cela que les magistrats commencent à crier et à envisager un mouvement de grève. Pas uniquement pour eux, mais parce qu’une Justice qui n’est pas rendue par des gens suffisamment forts, documentés, neutres, indépendants, eh bien, ce n’est plus une Justice.

Ce cri ne vient pas que d’eux.

De manière exceptionnelle, les représentants de tous les avocats du pays viennent d’adresser une motion commune en relais au cri d’inquiétude des magistrats : ils soulignent la nécessité d’une Justice rapide et efficace et, par conséquent, l’exigence qu’elle dispose des moyens financiers, humains et informatiques qui lui permettent d’assumer sa mission. Et, depuis des années, les avocats se plaignent de décisions politiques qui ont pour effet de rendre plus difficile l’accès à la justice dans des conditions justes et équitables pour tous. Ils se sont notamment battus pour que l’aide juridique, c’est-à-dire le système qui permet à un avocat qui accepte de défendre les plus pauvres soit payé par l’État, soit revalorisée.

Si d’un côté les gens défavorisés ont du mal à être bien défendus par des avocats et que de l’autre les juges n’ont plus les moyens pour travailler de manière approfondie sur chaque dossier, du plus petit au plus gros, n’est-ce pas toujours le plus fort qui va gagner ? Peut-on dire qu’il y a encore une Justice ? Et comment se passerait un monde sans Justice ?

9. Écoutons Thomas Gunzig qui l’explique mieux que nous : cliquez sur l’image ci-dessous pour entendre ou réentendre ce « café serré » dit sur La Première (RTBF) ce 18 mai 2016, le surlendemain des propos de Jean De Codt.

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 1er juin 2016 à 14:25

    Cet article est vraiment très intéressant et très compréhensible. Ce qui n’est pas toujours le cas. Les propos de monsieur De Codt sont à la fois courageux et tellement réalistes. Il est clair que la justice est en mal de fonctionnement optimal. Je ne comprends toutefois pas les propos de l’intervenant Martin "Les restrictions budgétaires aveugles qui entraînent la non-publication des places vacantes des magistrats et personnel judiciaires (dans la plus grande illégalité)". Rien qu’en allant sur le site du CSJ, je trouve l’onglet "places vacantes", reprenant les places vacantes paraissant dans le Moniteur Belge...Les restrictions budgétaires ont, certes, quelque chose à voir avec les défauts de fonctionnement adéquat mais elles ne sont pas les seules, à mon avis. Et puis, comment s’expliquent-elles (les restrictions) alors que pour le citoyen qui est amené à faire appel à la justice ou à la "subir", le cas échéant, la TVA est passée de 6% à 21% ??? Où passe cette augmentation de TVA ? Augmentation qui, elle, pénalise celui qui fait appel à un avocat dans le cadre d’une procédure ! Je ne trouve, de plus, aucune excuse à qui que ce soit, et certainement pas dans la justice, la possibilité "...d’être plus facilement sensible à la tentation de céder à une pression politique ou d’accepter de l’argent pour décider dans un sens ou dans un autre." Peut-être suis-je naïve ou utopiste mais je mets la justice à ce point à un haut niveau dans notre société que je ne conçois le choix de cette profession que comme une réelle volonté de rendre le jugement équitable, de faire du droit un modus operandi intègre, exemplaire, idéal. Mais, peut-être, ceci tient-il d’un idéalisme dépassé par la réalité actuelle ?...J’aime le droit, j’affectionne tout particulièrement la vraie justice (indépendante, juste, rapide et efficace), j’exècre ce qui est injuste et ne me résigne pas à croire qu’aujourd’hui il ne serait plus possible pour la justice de fonctionner correctement. A défaut, quel pilier de notre société mériterait encore le respect ? La justice est indispensable, vitale pour toutes et tous.

    • Nadine Goossens
      Nadine Goossens Le 3 décembre 2016 à 15:26

      Afin de faire respecter mes droits, je me suis adressée au CSJ (CSHR) cette année. J’ai été sidérée des réponses surréalistes apportées par son Président Eric STAUDT auquel je faisais remarquer, avec preuve à l’appui, qu’il y avait erreur flagrante sur le dossier traité. Sa réponse méprisante et méprisable illustre bien un système en déliquescence. Qu’importe pour lui : "on classe".

      Une "COMMISSION D’AVIS ET D’ENQUETES" qui n’est pas habilitée à vérifier les informations ?!?! Magnifique. Ce coup là on ne me l’avait jamais fait ! Une histoire belge ?

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  • Nadine Goossens
    Nadine Goossens Le 3 décembre 2016 à 15:12

    L’opacité d’un système judiciaire à bout de souffle et sous influence voire sous contrôle, voilà ce que je retiens de ma récente expérience devant la justice belge (TPI).
    De plus, si vous n’êtes pas assisté(e) d’un avocat à l’audience (je devrais dire "flanqué(e)") , vous resterez assurément ignoré(e) pour la suite.
    Même les temps de parole devant la Cour n’ont pas été respectés. Dernière roue de la charrette quand vous vous assurez vous-même votre défense, vous serez contraint(e) de vous satisfaire silencieusement des restes et excès, les avocats en grâce ne se privant pas d’extravagances. Chuuut on tourne !
    Circonstance aggravante quand vous résidez à l’étranger malgré les technologies performantes mises à disposition de tous, essayez toujours de trouver un Conseil qui fera diligence dans le suivi de votre dossier.
    Vous pouvez continuer à rêver car ceci relève de l’exploit, coterie oblige ! Quand vous réalisez les incohérences et déviations, il est déjà trop tard et c’est irrécupérable. Etat voyou ? ... certes.

    Je salue les propos courageux de Mr. De Codt.

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  • KOULOS Kosta
    KOULOS Kosta Le 10 juin 2016 à 22:18

    Salut à tous et à toutes, c’est un bon article et M. Thomas Gunzig a très bien expliqué le fonctionnement de la "justice" actuelle dans nos "démocraties" fictives. Néanmoins, si tous les Magistrats et tous les avocats étaient vraiment probes, indépendants et impartiaux, il y aurait moins de procédure et de frais de justice. Il faudrait totalement réformer la justice ! Car, ce n’est pas normal, d’entendre que "des avocats affirment depuis longtemps que les Juges sont des avocats ratés", de voir que certains Magistrats qui font des faux en écriture publique en faveur de certains avocats corrompus ne soient pas inquiétés ni bannis de leur profession malgré les plaintes et les preuves irréfragables de fautes professionnelles inexcusables, ainsi que toute personne du monde judiciaire qui viole sciemment son Code de déontologie en faveur de vaurien. Donc, pour avoir une bonne justice, il faudrait simplifier les procédures et appliquer les règles élémentaires de la JUSTICE : Quelque chose est juste, légal ou ne l’est pas.

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 1er juin 2016 à 19:09

    A moins que ce soit cela "le voyou" auquel monsieur De Codt fait allusion, celui qui a la possibilité "...d’être plus facilement sensible à la tentation de céder à une pression politique ou d’accepter de l’argent pour décider dans un sens ou dans un autre."

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  • skoby
    skoby Le 1er juin 2016 à 14:25

    En effet, la Justice est depuis plusieurs années le "parent pauvre " de notre société.
    Par contre, depuis des années on poursuit des gens (entre autre des politiciens
    corrompus) qui s’y connaissent pour gagner du temps et ainsi obliger les juges
    à décréter que les plaintes sont prescrites !
    Les Juges refusent de se déplacer dans les prisons, mais les prisonniers ne sont
    pas présentés à temps au Palais de Justice, par manque de personnel et de
    sécurité. Et s’ils finissent par y arriver, leurs avocats sont absents !
    Et tout cela est légal et existe depuis des années.
    Mais s’ils décident de faire grève, comme l’ont décidé les syndicats socialistes,
    pour faire tomber le gouvernement, ils n’auront plus aucune crédibilité !!!
    Déjà que les avocats affirment depuis longtemps que les Juges sont des avocats
    râtés, ils n’ont pas à se conduire comme les gardiens de prison !

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  • Edith
    Edith Le 1er juin 2016 à 11:22

    Trés bon article qui explique de facon simple le problème.

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  • zaza
    zaza Le 1er juin 2016 à 09:03

    Bravo pour cet article clair, accrocheur (dans le bon sens du terme) et très conscientisant. Parfait document pour la classe !

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  • Martin
    Martin Le 31 mai 2016 à 19:11

    Bien sûr que le pouvoir judiciaire est en danger en Belgique. Il faut être aveugle pour ne pas se rendre compte que le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif (par sa passivité déconcertante) ne veulent plus d’un pouvoir judiciaire fort qui joue son rôle de contre-pouvoir cher à Montesquieu. Les restrictions budgétaires aveugles qui entraînent la non-publication des places vacantes des magistrats et personnel judiciaires (dans la plus grande illégalité), l’état plus que vétuste des bâtiments de Justice (francophones bien sûr) ou encore le matériel informatique obsolète n’ont d’autres objectifs que de mettre à genoux le pouvoir judiciaire. Comme l’a dit de manière tout à fait exceptionnelle le chevalier de Codt, lorsqu’un Etat ne respecte plus cette fonction régalienne qu’est la Justice en l’asphyxiant, cet Etat ne mérite plus le respect.

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