La Cour constitutionnelle avalise la loi belge interdisant le « voile intégral » en public

par Guy Haarscher - 19 mars 2013

Par un arrêt n° 145/2012 du 6 décembre 2012, la Cour constitutionnelle de Belgique a rejeté les recours introduits contre la loi du 1er juin 2011 ‘visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage’.

Plusieurs principes s’opposaient dans cette affaire, mettant en jeu notamment la liberté, l’égalité et le vivre-ensemble dans une société démocratique.

Guy Haarscher, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles, jette son regard de philosophe sur cette loi et cet arrêt.

1. On se rappelle l’apparition du « problème du foulard » en 1989. Nombreux étaient ceux qui gardaient le souvenir de la révolution iranienne de 1979 : les femmes de Téhéran avaient été obligées par la violence des sbires du régime à porter le voile islamique. Le doute n’était pas permis : nous étions là en présence de l’imposition par la force d’une religion officielle.

2. Dix ans plus tard, le contexte avait, semble-t-il, changé du tout au tout : des jeunes filles revendiquaient, dans une démocratie libérale, le droit de porter le foulard (hidjab) à l’école. On sait les polémiques qui s’ensuivirent. Nous n’en sommes toujours pas sortis.

Un instrument d’oppression des femmes s’était transformé en une revendication de liberté. Hypocrisie ? Manipulations et contrainte ? Choix provocateur des jeunes filles ? Un peu de tout cela sans doute (mais beaucoup de pressions de conformité).

3. Les mesures d’interdiction prises à l’école ne concernaient que des lieux précis, de même que l’interdiction du port de signes religieux dans l’administration ne se justifie que par le fonctionnement des pouvoirs publics et la neutralité qui doit y régner. Pour le reste, dans les rues, les magasins, à l’université, etc., bref dans l’espace public (les « lieux accessibles au public »), le port du foulard est permis.

4. Quand sont apparues des femmes portant la burqa ou le niqab, c’est-à-dire totalement couvertes par leur vêtement et devenues sinon invisibles, du moins non-individualisables, le même problème s’est posé, mais bien sûr dans des conditions encore plus préoccupantes : les jeunes élèves revendiquant le port du foulard n’avaient jamais prétendu dissimuler leur visage.

5. Confronté à cette radicalisation des attitudes, le législateur belge a décidé d’interdire « tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » dans les lieux accessibles au public. La réaction ne s’est pas fait attendre : même la burqa a pu faire l’objet d’une revendication formulée (plutôt traduite) en termes de droits de l’homme. Et c’est ainsi que la Cour constitutionnelle de Belgique a été saisie de plusieurs recours en annulation de la loi du 1er juin 2011.

6. La Cour met en avant trois justifications fondamentales de la loi. D’abord, le port de vêtements dissimulant le corps et surtout le visage pose un problème de sécurité ; ensuite, il viole le droit des femmes à l’égalité et à la dignité ; enfin, il met en danger les conditions même du vivre-ensemble dans une démocratie libérale.

7. Ce dernier élément est le plus fondamental.

Supposons que les femmes portant la burqa ou le niqab acceptent de se soumettre aux contrôles de police nécessaires. Mais, lorsqu’un délit sera commis, des témoins ou des caméras de surveillance ne pourront permettre l’identification de l’auteur. Un réel problème de sécurité se posera donc.

Les notions d’égalité et de dignité sont entourées d’un halo de confusion : les deux « camps » les invoquent. Ceux qui défendent le « droit à la burqa » invoquent la liberté, l’égalité et la dignité des femmes : elles auraient comme les autres le droit de choisir leurs vêtements. Ce serait les traiter de façon indigne que de les en empêcher : on violerait ce faisant le droit à l’égalité entre elles et les « autres ». Mais on rétorquera que ce symbole de l’enfermement des femmes est indigne des démocraties, qu’il marque leur soumission aux hommes, bref qu’il signifie l’inégalité et non l’égalité, l’indignité et non la dignité. Je pense que ce dernier argument est suffisamment convaincant, mais il concerne aussi bien la question du « petit » foulard (hidjab), et ne règle pas le problème de la femme qui déclare porter librement le voile (intégral ou non).

Ce qui en revanche distingue profondément la question du hidjab de celle de la burqa, c’est la dissimulation du visage. Une société dans laquelle des individus libres et égaux interagissent peut-elle tolérer que certains d’entre eux ne soient pas reconnaissables dans l’espace public, c’est-à-dire individualisables, et « disparaissent » pour ainsi dire dans l’anonymat que permet le port d’un vêtement ? La Cour a raison de considérer qu’il s’agit là d’une atteinte profonde aux principes du vivre-ensemble qui sous-tendent l’ordre constitutionnel.

8. On rétorquera que la philosophie d’Emmanuel Levinas, que citent les auteurs de la proposition de loi (« c’est par le visage que se manifeste notre humanité »), ne fait pas partie de la Constitution belge et que la Cour se livre ici à un activisme judiciaire de mauvais aloi.

Je ne le pense pas.

Cette exigence de reconnaissance réciproque et d’ouverture minimale à autrui, si elle ne figure pas en toutes lettres dans la Constitution que « garde » la Cour, constitue une condition nécessaire de l’exercice des droits, de l’activité citoyenne et de la vie commune dans l’espace ouvert au public.

Le fait de se promener le visage voilé rend l’interaction impossible ; il crée une dissymétrie très dérangeante entre ceux ou celles qui se montrent et celles (?) qui ne se montrent pas. Par-delà tous les moyens utilisés par les parties requérantes et auxquels répond la Cour point par point, c’est celui-ci qui forme le cœur même de la loi et sa justification la plus fondamentale : dans une démocratie, les citoyens interagissent et se reconnaissent mutuellement des droits ; dans une dictature, les ordres viennent d’en haut, et – sauf la question de sécurité, qui reste ouverte – il n’est besoin ni d’égalité des sexes ni d’interaction « citoyenne ».

9. Le législateur belge a fait le bon choix, et la Cour a bien argumenté en déclarant que cette loi était conforme à la Constitution.

Votre point de vue

  • Sofja
    Sofja Le 18 août 2014 à 16:16

    Et les lunettes de soleil, c’est interdit aussi alors ?

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  • Zardoz
    Zardoz Le 16 juin 2013 à 19:49

    Si "c’est par le visage que s’exprime notre humanité", que quelqu’un m’explique pourquoi les aveugles n’auraient pas accès à l’humanité ?
    Et quant au principe de sécurité invoquée au motif que les hold-ups seraient dorénavant l’oeuvre de futurs gangsters en niqab est absolument grotesque.

    • Jaffar
      Jaffar Le 29 juillet 2013 à 14:19

      @ Zardoz : merci pour cette réponse qui n’a pas la prétention d’être savante mais qui fait preuve d’un bon sens salutaire !

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