L’accusation au cinéma

par Bruno Dayez - 21 mars 2012

Voici, comme annoncé, le texte de la troisième conférence de Bruno Dayez, dans le cadre de son cycle « Justice et cinéma » , qui a eu lieu le 20 mars 2012 aux Facultés universitaires Saint-Louis. Elle y a traité l’accusation au cinéma.

Le cycle se poursuit après les vacances de Pâques. La suite du programme sera annoncée sur Justice-en-ligne.

Si la défense est symbolisée par l’avocat et lui seul, l’accusation est une entité plus globale et plus diffuse, incluant la police, le parquet et, d’une manière générale, tous ceux qui œuvrent à repérer les infractions, identifier leurs auteurs et les voir sanctionnés. L’inculpé, le prévenu, l’accusé ont à faire face à un vaste ensemble flou, anonyme et quasi abstrait, qui cherche avec opiniâtreté à les confondre et, pour le dire tout net, à s’offrir leur scalp. D’où le titre de ce quatrième chapitre, qui traite d’une figure, ou d’une posture, qu’incarnent nombre de gens aux statuts divers : informateurs, enquêteurs, inspecteurs, auditeurs, procureurs… Il ne manque jamais d’« eurs » pour remplir cette noble mission : traquer les coupables sans répit pour leur faire passer un mauvais quart d’« heure » ! Si l’on me pardonne ce mauvais jeu de mots, il va falloir m’absoudre d’un bien plus grave péché : en m’aventurant à parler du camp adverse, je dois admettre que je parle de ce que je ne connais pas. Du moins de l’intérieur, puisque je n’ai jamais été flic ni proc’. Je n’ai de leurs métiers respectifs et de la manière dont ils s’en acquittent qu’une vision externe, fondée sur une expérience très fragmentaire, au départ de dossiers dont le vaste échantillon n’est pas forcément représentatif.
Si mon point de vue est donc forcément biaisé (puisque l’accusation est vue ce soir sans contrepoint par un pur défenseur), je tente quand même le pari pour deux raisons. La première, accessoire, c’est qu’il faut tenir ses promesses et que la justice vue par le cinéma ne pouvait pas ne pas évoquer l’un des principaux acteurs du système pénal. L’autre raison, essentielle, tient justement au fait que la tâche d’accuser est, pour une bonne part, occulte. Ne rien savoir, ou si peu, de la façon dont elle s’exerce est le lot du commun. La police travaille à bureaux fermés. L’information pénale est secrète. Le parquet classe les dossiers sans suite pour des motifs d’opportunité ou laisse prescrire s’il en a décidé sans le dire. Le mystère dont est nimbé le travail des uns et des autres ne relève pas de l’ignorance des justiciables ; il tient de l’essence de la fonction. Car il serait proprement inconcevable que les gens puissent être informés de la manière dont la police recueille ses informations, les sélectionne, les exploite… ou les fait disparaître. Comme il ne peut s’envisager que le parquet agisse en toute transparence en devant rendre compte au public du tri qu’il opère entre les dossiers, de l’importance qu’il leur attribue, de l’énergie qu’il leur consacre, etc. S’il s’agit par conséquent de métiers de l’ombre, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils suscitent autant de fantasmes. Si vous me cachez quelque chose, c’est que vous avez quelque chose à cacher. Ce que vous ne voulez pas me dire n’est-il pas par définition de l’ordre de l’indicible, ou de l’inavouable ? Si nous devons admettre que la vérité nous soit celée pour des motifs louables, touchant à des intérêts supérieurs, policiers et parquetiers doivent à leur tour concéder que nous pouvons si aisément nous faire « tout un film » sur ce qui se déroule hors notre présence dans un commissariat ou le bureau d’un substitut.
C’est donc un mauvais reproche à nous faire, à nous, les spectateurs de la scène pénale, d’affirmer que nous versons dans la paranoïa chaque fois que nous soupçonnons les autorités de poursuite d’avoir agi malhonnêtement, déloyalement, illégalement. Quand on n’arrête pas de nous dire, pour faire bref, « circulez, ‘y a rien à voir ! », il n’est somme toute pas anormal d’imaginer qu’il y a précisément quelque chose à voir, et même du plus haut intérêt !
Par ailleurs, les raisons de se méfier de ceux qui nous suspectent, ces préposés au soupçon en tous genres, ne relèvent évidemment pas que du fantasme. Car ils disposent de pouvoirs exorbitants pour arriver à leurs fins. On ne veut pas évoquer seulement les méthodes particulières de recherche, directement attentatoires aux libertés individuelles, mais il est à nouveau de l’essence du travail policier d’utiliser des moyens contraignants pour arriver à ses fins : je ne vise pas uniquement le passage à tabac ni la torture des suspects, qui relèvent de l’exception. En effet, le simple interrogatoire d’un individu privé de sa liberté constitue déjà une forme de coercition faite de menaces à peine voilées. Pénible tâche, indispensable cependant si l’on veut obtenir un résultat.
Car voilà la troisième caractéristique du travail d’enquête : il est non seulement occulte et violent par nature, mais ces deux traits s’expliquent par la nécessité d’être efficace. La police n’est pas payée pour disculper les innocents ni barrer les fausses pistes. On attend d’elle qu’elle suive la bonne voie et trouve le coupable. Elle est tenue, du moins dans les cas qui agitent l’opinion, par une obligation de résultat. Et plus l’opinion s’émeut, plus cette obligation devient pressante. Entraînant une conséquence fâcheuse : s’il faut trouver le coupable à tout prix, en trouver un ne pourrait-il pas faire l’affaire ? Ce qu’on appelle « bavure policière » n’est donc pas à proprement parler une bavure, mais bien plutôt un pléonasme. Car les dérives observables font partie intégrante de la mission dévolue aux policiers : c’est le propre de leur travail d’être un sale boulot. Faire avouer quelqu’un tient en effet, si l’on y réfléchit, du pari impossible. Comment « faire cracher le morceau » à quelqu’un qui n’y voit ni verra jamais son avantage ? A défaut de pouvoir user de brutalités physiques, le recours au mensonge, à l’intimidation, à l’oppression ou au chantage est indispensable : prêcher le faux pour découvrir le vrai, menacer des pires maux, monnayer une remise en liberté : toutes ces méthodes s’apparentent à dire vrai à une forme d’extorsion. Elles ont en commun d’être immorales et malhonnêtes, mais se justifient par la poursuite d’un intérêt supérieur : la lutte contre le crime, qui passe par l’identification, la poursuite et la condamnation de ses auteurs. Qui veut la fin veut les moyens. Les fondations de la justice sentent l’égout ! Il faut se pincer le nez pour ne pas le sentir.
Contrainte de réussir par sa hiérarchie, mise à son tour au pied du mur par l’opinion publique, elle-même chauffée à blanc par les médias, la police frise donc l’erreur à tout instant, le faux pas à chaque enjambée. Ce qui serait sans gravité s’il y avait moyen de contrôler son travail. Au lieu de cela, la police a l’entière mainmise sur le cours de son enquête et opère sans garde-fou. Elle confectionne le dossier en jouissant à la fois d’un pouvoir d’investigation étendu et d’une importante liberté dans l’orientation de son enquête. En telle sorte qu’une erreur ne se commet pas : elle se fabrique !
Autrement dit, quand un tribunal acquitte ou condamne par erreur, la responsabilité ne lui en incombe pas tant qu’à ceux qui sont chargés de lui donner les moyens de ne pas se tromper. Car un juge statue sur base du dossier qui lui est soumis. Ses pouvoirs d’investigation sont à peu près nuls. Logiquement, il devrait acquitter chaque fois que le dossier est mal ficelé et laisse place au doute. Mais, ce faisant, il désavouerait publiquement le travail de tous ceux qui l’ont précédé dans la chaîne dont il est le dernier maillon. Aussi sera-t-il tenté quelquefois de consacrer une vérité douteuse en tenant trop vite pour acquise la certitude nécessaire et suffisante pour condamner.
Bien sûr, s’il prend délibérément le risque de se tromper, le juge faillit à son rôle. Il assume dans ce cas la responsabilité de son erreur. Mais, la plupart du temps, quand il se trompe, il n’a aucun moyen de s’en rendre compte. Car n’importe quel autre juge lisant le même dossier céderait à la même erreur, la thèse de la partie publique reposant sur un dossier tronqué, composé pêle-mêle d’un lot de partis pris, d’inductions hâtives, d’interprétations bancales, de témoignages subjectifs, etc. On ne saurait énumérer toutes les causes d’erreur qui peuvent entacher un dossier répressif. Nous en détaillerons quelques-unes à l’aide des œuvres choisies. Qu’elles soient le fait intentionnel d’enquêteurs peu scrupuleux ou l’œuvre involontaire de policiers honnêtes mais trop zélés ou trop peu perspicaces, les erreurs sont l’inévitable pendant d’une mission impossible : découvrir la vérité. A partir du moment où cet objectif devient contrainte, on doit passer outre le risque de se tromper. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. S’il faut élucider un crime quoi qu’il en coûte, la condamnation d’un innocent vaudra mieux que de rester indéfiniment sur sa faim.
* * *
Pour illustrer mon propos, je vous proposerai ce soir six films, dont le premier est un chef-d’œuvre. Réalisé par Jim Sheridan, Au nom du père est interprété par Emma Thomson et Daniel Day-Lewis. Le film narre l’histoire vraie des quatre de Guilford, soit quatre jeunes Irlandais condamnés pour un attentat à la bombe dans un pub anglais au plus fort d’une vague d’actions terroristes de l’IRA. Ils purgeront quinze ans de prison avant de voir éclater leur innocence au plein jour. Le premier extrait est éloquent, mais assez dur. Il s’agit de l’audition des quatre suspects par la police anglaise, laquelle détient depuis peu l’exorbitante prérogative de retenir un suspect en garde à vue durant sept jours dès lors qu’il s’agit d’une affaire de terrorisme. Même si cet extrait n’est évidemment pas exemplatif du travail policier en général, il en représente un passage à la limite riche d’enseignements.
Extrait n°1
Loin de moi l’idée de vous convaincre que tous les flics sont de sombres brutes prêtes à tout pour vous faire avouer n’importe quoi. Ce qui est intéressant dans le cas d’espèce, ce sont les raisons pour lesquelles la police recourt ici à de telles méthodes et le fait qu’elle ait toute latitude d’y recourir sans que cela laisse la moindre trace… « On nous demande des résultats » : voilà l’origine du problème ! Son seul énoncé en commande l’unique solution : « Il nous faut des coupables » ! Si la police pouvait œuvrer comme le chercheur scientifique, nullement tenu par une quelconque obligation de trouver, uniquement préoccupé d’agir avec méthode, dans le respect des règles, nous n’en serions pas là. A partir du moment où l’on est contraint d’aboutir, la donne change et l’on se formalisera moins, voire plus du tout, de respecter les consignes.
Qu’une banale contravention ou un délit mineur demeurent non élucidés est naturellement sans conséquence. Mais qu’un crime grave ébranle l’opinion et les autorités de poursuite se verront moralement tenues de livrer au public le ou les responsable(s), et de préférence le plus vite possible. Car l’élément temps joue aussi pour une grande part dans la fabrication de l’erreur, dans la mesure où l’intérêt d’identifier l’auteur décroît sensiblement avec les années. A quoi servirait aujourd’hui de pouvoir nommer les tueurs du Brabant Wallon ? Non pas que tout le monde s’en fiche, mais le mal est fait : l’impuissance de la police et du parquet à résoudre cette affaire a contribué notablement à ruiner la confiance du public dans ces institutions. Dans le même ordre d’idées, et pour parler avec cynisme, il aurait sans doute mieux valu pour la justice ne retrouve jamais Dutroux que de le retrouver trop tard. Dans le premier cas, en effet, les gens auraient fini par se lasser de l’affaire, considérant avec philosophie qu’il faut se résigner à l’impuissance après un certain temps. Tandis que, dans le second, la piètre efficacité dont avaient fait preuve les enquêteurs résultait paradoxalement de la découverte du coupable quand il n’en était plus temps…
Ce qui rend possible ce type de dérive, c’est donc à la fois le devoir d’aller vite, celui d’aboutir en tout état de cause… et le fait d’en avoir les moyens. L’aspect souterrain de l’interrogatoire est ici entièrement visuel. Encore celui-ci aurait-il eu lieu à l’air libre, il se serait déroulé en toute hypothèse en dehors de tout contrôle. A l’heure où l’on parle de faire assister les suspects par leur conseil dès leur privation de liberté, une telle réforme est-elle concevable ? Ne s’agirait-il pas d’une véritable révolution ? A moins qu’elle se révèle n’être qu’un pétard mouillé ? Il semble tellement clair que la justice telle que nous l’exerçons commande de n’intervenir qu’après coup, en laissant faire la sale besogne en dehors d’elle : comme le bourreau, personnage honteux, décapitait dans les derniers temps à l’aube blême et à l’abri des regards, le flic, sur le chantier, opère à sa façon pourvu que le produit soit livré dans les délais et puisse être réceptionné sans malfaçons visibles. Dans le deuxième extrait choisi, il apparaîtra clairement que le procès des quatre infortunés n’est qu’une pantomime.
Extrait n° 2
Du procès comme superstructure. Il est ici flagrant que les dés sont joués dès avant que le procès ne débute. Le défenseur a beau alerter la cour et l’assistance sur les multiples violations des droits des accusés, elle s’époumone manifestement dans le vide. Il suffit à l’accusation de souligner les états de service des enquêteurs et le piètre palmarès des accusés pour que l’affaire soit entendue.
Le procès public apparaît ici pour ce qu’il est beaucoup plus souvent que nous ne voulons bien l’admettre : une coquille vide, le simple réceptacle de ce que les enquêteurs y auront déposé. Le tribunal, dans ce cas, ne fait qu’entériner le contenu du dossier et en tirer la seule conclusion qui s’en déduit logiquement : la culpabilité du suspect. Ce film est donc, à mon sens, prodigieusement parlant. Même s’il est basé sur la narration d’un cas-limite, même s’il prend par ailleurs quelques libertés avec la réalité pour la rendre encore plus dramatique, il nous livre au moins deux vérités aussi dérangeantes qu’incontournables. Primo : nous n’avons aucune possibilité de vérifier ce que fait la police. Secundo : la justice n’a d’autre choix que de tabler sur le dossier qui lui est transmis, donc sur la probité de la police, « fournisseur exclusif de la Cour ».
Un deuxième film illustre abondamment les mêmes questions. Il s’agit de L’affaire Seznec d’Yves Boisset. Vous pouvez aussi revoir, du même, et dans la même optique, un excellent Dreyfus. Bien sûr, Seznec est un film français. Il pèche donc par excès de théâtralité et une mise en scène sans originalité. Je ne m’attarderai donc pas sur la forme, mais uniquement sur le propos. Je choisis de vous en montrer coup sur coup plusieurs courts extraits avant de les commenter d’une seule foulée. On se souvient sans doute des faits de la cause. Guillaume Seznec est soupçonné d’avoir fait disparaître le conseiller Quemeneur au cours d’un voyage en voiture de province à Paris. Et cela pour l’unique raison qu’il est soi-disant la dernière personne à l’avoir vue en vie.
Extraits nos 3, 4, 5
Malgré ses défauts, j’aime bien ce film car il démonte avec soin l’engrenage de ce qu’on peut nommer la mécanique de l’erreur. « C’est une machination ! », disent souvent les gens qui se proclament victime d’une erreur judiciaire.
Le terme n’est pas mal choisi, en vérité. Sauf que la machination ne tient pas, au départ, du complot, mais uniquement des défauts de l’appareil policier, de ses ratages. Elle ne devient complot qu’au moment où la police se rend compte de ses erreurs et, plutôt que d’avouer avoir fait fausse route et d’accepter de faire machine arrière, persévère consciemment dans cette erreur en veillant à la camoufler avec soin. Les quelques dossiers dans lesquels la justice s’est ostensiblement emmêlé les pinceaux (Dreyfus, Seznec, Ranucci, les quatre de Guilford, etc.) contiennent systématiquement cette donnée. Dans « Au nom du Père », la police obtient l’identité du vrai coupable, en aveu des faits, peu de temps après avoir fait condamner des innocents. Elle est obligée de n’en rien dire, faute de pouvoir avouer sa propre turpitude.
Dans l’affaire Dreyfus, même raisonnement. Les autorités de poursuite s’avisent en cours d’enquête de la culpabilité d’Esterhazy, mais l’affaire fait déjà un tel bruit qu’elles choisissent en connaissance de cause d’accuser un innocent pour éviter de discréditer l’armée, appliquant l’adage terrible selon lequel « une injustice vaut mieux que le désordre ».
Dans ce cas-ci, la police recueille l’audition de plusieurs personnes parfaitement dignes de foi qui affirment avoir vu Quemeneur vivant plusieurs jours après son meurtre prétendu. Que fait-elle de ces témoignages ? Elle refuse obstinément d’en tenir compte car ils perturbent le cours de l’enquête, ou plutôt n’entrent pas dans un canevas préétabli selon lequel Seznec est forcément coupable. Le commissaire le sent. Or, son flair est infaillible. Donc, l’enquête consiste uniquement à valider une hypothèse arbitrairement choisie. Tout ce qui vient la conforter est bienvenu, dût-on forcer un peu la réalité à y correspondre. Tout ce qui vient la démentir est négligeable et, pour ainsi dire, ne devrait pas exister.
Où est la part de bonne foi chez les enquêteurs ? A partir de quel moment deviennent-ils proprement machiavéliques ? Il est impossible de le dire. Sans doute peut-on les créditer, au départ, d’une bonne volonté évidente. Mais, dans le cas Seznec comme dans d’autres, ils ne peuvent pas ne pas se rendre compte qu’ils franchissent la limite à un moment donné. Sont-ils à ce moment-là victimes de leur bêtise, ou de leur aveuglement, ou de la force de leur conviction ? S’ils sont absolument persuadés, en leur for intime, de la culpabilité de Seznec, n’est-il pas compréhensible qu’ils s’acharnent sur lui et ne reculent devant aucun procédé pour arriver à faire triompher ce qu’ils croient être la justice ?
Le dilemme de ces flics trop zélés qui sont certains, pour eux-mêmes, de savoir ce qui est vrai est superbement illustré par un film coréen qui réussit le tour de force de revisiter le thème du tueur en série avec un humour fou. Une sorte d’anti- Silence des agneaux à la sauce asiatique, couronné du grand prix du film policier à Cognac. Memories of murder est une dissertation-modèle sur les lacunes et les qualités de l’appareil policier. Grandeur et servitude, en quelque sorte… On y voit à l’œuvre, dans une bourgade de campagne, trois policiers sous-doués complètement dépassés par une série de meurtres. Ils commettent bourde sur bourde : ils piétinent les lieux du crime en effaçant les indices, ils tombent sur le premier suspect venu et le passent à tabac, s’enferrant dans leur erreur, ils échafaudent des raisonnements complètement nuls pour relancer l’enquête. Bref, c’est calamiteux et on rit abondamment de leur bêtise. Cependant, ils s’adjoignent un quatrième enquêteur venu de la capitale, qui est rôdé aux techniques modernes d’investigation et, par ailleurs, doué d’une bonne intuition. Parallèlement aux gaffes de ses coéquipiers, celui-ci mène donc une enquête qui semble avancer pas à pas et, de plus, évoluer dans le bon sens. Toutes les victimes portaient une robe rouge. Elles ont été tuées un jour de pluie. A la radio, un auditeur demandait que l’on passe telle chanson avant que chaque meurtre soit commis, etc. Bref, en tant que spectateur, nous sommes tenus en haleine par un suspense d’allure classique où les indices prennent progressivement corps. L’auditeur dont question ayant été identifié devient le suspect n° 1. Il est arrêté, questionné, accessoirement molesté par le trio d’imbéciles, puis forcément relâché faute de preuves. Cependant, des traces de sperme sur le vêtement d’une victime permettent d’avoir la preuve de sa culpabilité éventuelle. Il est donc maintenu sous surveillance en attendant les résultats de l’analyse ADN qui doit être pratiquée… aux Etats-Unis. Durant ce temps, il échappe à la surveillance dont il est l’objet et, patatras, un nouveau meurtre est commis, similaire aux précédents ! C’en est trop pour les flics, qui procèdent illico à son arrestation.
Extrait n° 6
Nous voilà, spectateurs, aussi déconvenus que la police. Quoi ! Comment peut-il se faire que le suspect ne soit pas coupable alors que tout l’accuse ? A moins qu’il ne soit coupable et qu’on ne puisse jamais en rapporter la preuve ? Dans un cas comme dans l’autre, cette aporie est insupportable. La quête de la vérité doit par définition aboutir ! Il y a, dans un cas aussi atroce, une exigence d’identifier le meurtrier telle qu’il faut la satisfaire à n’importe quel prix ! Que le suspect soit coupable ou non, il vaudrait mieux qu’il le soit ! Faisons par conséquent comme s’il l’était ? La tentation de se faire justice échoue dans ce cas-ci sur le fil. Mais dans d’autres ? Heureusement, le film n’est pas fini. Quelques années plus tard, l’un des deux flics, qui a quitté la police suite à cet échec et plein d’amertume, se retrouve par hasard sur les lieux de la découverte du premier cadavre. Nous allons donc savoir en fin de compte la vérité.
Extrait n° 7
Et voilà ! Tout ça pour rien. Il y a de quoi manger l’accotoir de son fauteuil Cela nous apprendra à nous défaire de nos habitudes de spectateur, exigeant qu’on lui donne sur le même plateau le problème et sa solution. La recherche de la vérité demeure aléatoire et semée d’embûches. Notre intelligence a beau se révolter, notre sens de la justice s’en offusquer : une frange importante du réel échappe à notre connaissance et des criminels, s’ils ne courent pas les rues, continueront d’habiter parmi nous. Inutile de jeter des regards apeurés autour de vous ; ça ne se lit pas sur leur visage.
Après la police, le ministère public. Comment peut-on être procureur ? Me suis-je demandé. En tant qu’avocat, on a du mal à comprendre les motivations de quelqu’un qui, d’un point de vue très partial, je le reconnais, cherche uniquement à priver ses semblables de leur liberté pour un certain laps de temps ! J’ai donc cherché à me départir de cette vue étriquée des choses en cherchant des films qui donnent du ministère public une image plus positive. Hélas, maigre moisson ! Malgré tout, voici quelques extraits intéressants. Tout d’abord, l’exhorte aux jurés par laquelle débute un film époustouflant, Présumé innocent, d’Alan Pakula, avec Harrison Ford et Greta Saschi. Ensuite un extrait du même film, détaché de l’intrigue principale.
Extraits nos 8 et 9
C’est simple, mais il fallait y penser : le procureur du Roi combat pour la vérité et pour la justice. Si, pour la défense et l’accusé, il est le méchant, c’est que la défense est victime d’une illusion d’optique. En fait, il est le gentil qui défend la société et la condamnation des criminels est une œuvre de salut public. On a tellement l’habitude de voir les choses par le petit bout de la lorgnette (c’est-à-dire les droits de la défense) qu’on finit par l’oublier. Ou plutôt, les avocats sont tellement convaincus de l’inutilité et de l’inhumanité de la prison qu’ils finissent par perdre le sens de l’accusation. Comme si l’unique finalité du système (flanquer les gens au trou) vidait de toute signification l’existence même du système.
Je m’exprime peut-être ici sans le savoir à titre strictement personnel mais je me rends compte qu’inconsciemment j’ai tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain. L’absurdité du monde pénitentiaire me paraît tellement flagrante, et depuis tant d’années, que je ne parviens pas à adhérer à la logique des poursuites, pourtant infiniment respectable en soi. Identifier les criminels et leur faire rendre compte de leurs actes est de première nécessité pour le maintien de la paix publique et de la cohésion sociale. Mes réticences viennent du sort que nous réservons aux condamnés et finissent par contaminer ma vision de l’ensemble de l’appareil répressif.
Revenons cependant à nos moutons : l’un des innombrables intérêts du film de Pakula découle du fait que le héros est procureur. Chargé d’enquêter sur le meurtre de sa maîtresse, il en est ensuite lui-même accusé. Or (désolé si je casse le suspense), il en est innocent. Il va donc se retrouver dans la position de son adversaire habituel : de chasseur, il devient gibier. Il fait dès lors l’expérience de l’injustice du système puisqu’il prend conscience du fait que le système peut le broyer et qu’il est susceptible de se faire condamner à tort.
Ce film extraordinaire nous fournit un catalogue des causes pour lesquelles le jugement d’une affaire peut être erroné. En particulier, il montre avec une force d’exemple inégalée combien « tout ce que vous dites peut se retourner contre vous ». Le droit au silence sous-entend que vous n’êtes pas net. Le droit au mensonge que votre parole n’a de toutes façons aucune valeur ! Si Ford est finalement renvoyé des poursuites, la justice n’en triomphe pas pour autant. D’une part, le véritable coupable demeure inconnu (sauf du spectateur), et donc impuni. De l’autre, toutes les raisons pour lesquelles Ford est acquitté sont mauvaises : on a fait disparaître une pièce à conviction, le juge a eu peur que la défense ne l’accuse de corruption, etc. Ce rendez-vous manqué avec la justice vécu douloureusement par quelqu’un qui y avait pleine foi, exprime à la fois la hauteur de ses attentes et la profondeur de sa désillusion.
Autre chef-d’œuvre : Autopsie d’un meurtre, d’Otto Preminger, avec James Stewart et Georges Scott. Je vous en passe un long extrait : c’est l’interrogatoire serré de Lee Remick, épouse de l’accusé, par le procureur. Elle dit avoir été violée par Mr Quill, raison pour laquelle son mari, le Lt Manion, est allé abattre Quill de plusieurs balles.
Extrait n° 10
J’adore ce film, car il décrit le procès comme un combat, pied à pied, entre un avocat et un procureur dont l’unique objectif est d’empocher la mise. La vérité passe clairement au deuxième rang de leurs préoccupations. Stewart est seulement soucieux des intérêts de son client. Il lui a suggéré entre les mots de plaider la force irrésistible, et tous les moyens sont bons, une fois que ce système de défense a été arrêté, pour lui donner de la consistance. Toutes les questions posées à l’ensemble des témoins sont téléguidées à cette seule fin : montrer que l’accusé à tué Quill dans un état second suite au viol de son épouse. Pour l’accusation, assez curieusement, la problématique du viol doit être écartée car étrangère aux débats. Comme si la question du mobile du meurtre devait être évacuée. Une fois admis que la question intéresse malgré tout le jury, l’accusation, au cours de cette scène, tend à faire passer la victime du viol pour une femme adultère et son mari comme un être violent, possessif et jaloux.
Ce parti pris a, bien sûr, sa cohérence et cela suffit à Georges Scott pour l’exploiter à outrance. Sa technique d’interrogatoire est particulièrement habile, c’est-à-dire déstabilisante. Il ressort de cette scène comme une sorte de tortionnaire, convaincu que la noirceur humaine est sans fond et que la vérité sort des entrailles des gens comme une faute inexpiable… Sorte de double inversé de Stewart, il est tout à son jeu, avide de pousser son avantage le plus loin possible et bien décidé à ne rien céder à l’adversaire. On est ici dans une sorte de duel au sommet pour la seule beauté du geste, pour le plaisir de la joute et l’enthousiasme du public. Cette figure de procureur me semble assez bien correspondre au modèle-type, celle d’un acteur de justice qui est chargé de requérir avec ce qu’on lui donne sous la main et qui fait de son mieux pour faire triompher son camp sans pouvoir ni vouloir savoir s’il est dans la vérité, laquelle est définitivement hors de ses prises !
C’est que le parquet a beau être un et indivisible, la répartition des tâches est essentielle pour comprendre que l’audiencier est souvent réduit, comme l’avocat, à faire de la figuration, le rôle du tribunal correctionnel se limitant la plupart du temps à tirer les conclusions prévisibles d’un dossier confectionné unilatéralement (et à la petite semaine) par les forces de l’ordre.
Tout différent, et bien plus primordial, est le rôle du substitut qui informe et détient le pouvoir de classer ou de poursuivre. Nous en avons à nouveau un exemple très négatif dans un film mal traduit, mal doublé et, de surcroît, américain à souhait. The McMartin Trial, en français Le silence des innocents (ce qui ne veut absolument rien dire) narre une histoire vraie. Celle d’une famille d’instituteurs : fils, fille, mère, grand-mère (!) accusée d’avoir attenté à la pudeur de près de 400 enfants et qui a passé des années en prison avant que, finalement, le jury ne pouvant faire l’unanimité en son sein, l’affaire se termine en eau de boudin… Une sorte d’Outreau à la puissance x. Film parfois caricatural, mais de salubrité publique, car on y trouve tous les ingrédients qui font la si savoureuse recette de l’erreur judiciaire… Le temps me faisant défaut, en voici deux courts extraits.
Extraits nos 11 et 12
Voyez ce film. Il commence par un JT où le présentateur, tel un Pascal Vrebos local, joue les incendiaires en dénonçant un scandale géant et se termine par la réflexion désabusée de la grand-mère sortie de taule : les gens regardent trop la télé. Pour le surplus, le cours des choses est stéréotypé. L’accusation recèle des pièces qui nuisent à sa thèse. Elle a recours à un expert incompétent. Elle prétend incarner la détresse des victimes. Elle accorde un crédit démesuré à tous les témoignages qui abondent dans son sens. Elle perd progressivement toute impartialité, prise à son propre jeu. Quand on vous dit que la fabrication d’une erreur est un grand classique, on se demande pourquoi on ne l’enseigne pas en faculté.

Mots-clés associés à cet article : Juge, Ministère public, Parquet, Conférence, Justice et cinéma, Cinéma, Police, Accusation,

Votre point de vue

  • Igalson docteur en droit
    Igalson docteur en droit Le 21 mars 2012 à 15:33

    Très bonne analyse du déroulement de la mise en accusation.

    La police et le parquet dispose de moyens exhorbitants et ainsi que le parquet ne sont pas indépendants de pressions professionnelles, politiques que médiatiques.

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