L’Eglise belge et le traitement judiciaire de la pédophilie

par Pierre Legros - 14 juillet 2010

Après les perquisitions menées à l’Evêché de Bruxelles-Malines et au domicile du Cardinal Danneels, après son très long interrogatoire par la police judiciaire, après les fuites du dossier d’instruction qui se sont répandues dans la presse et ont alimenté les rumeurs, après les déclarations et prises de position des uns et des autres, il est tout à fait naturel et même salutaire que les citoyens, eu égard notamment à la qualité des justiciables qui sont impliqués, s’immiscent dans un débat qui alimente quotidiennement la suspicion voire le complot.

Tâchons de sérier les questions et d’y apporter des éléments de réponse.

1. Il ne peut s’agir, à ce stade de la procédure, de porter un quelconque jugement sur les faits en eux-mêmes, qui sont couverts par le secret de l’instruction.

Il appartient au magistrat instructeur de rassembler à charge et à décharge l’ensemble des actes qui ont pour objet de rechercher les auteurs d’infractions, de rassembler les preuves et de prendre les mesures destinées à permettre aux juridictions de statuer en connaissance de cause (article 55 du Code d’instruction criminelle).

A cette fin, le juge d’instruction dispose d’un arsenal de moyens prévus par la loi : interrogatoire des témoins, perquisitions, confrontations, écoutes, tests ADN, etc. Jusqu’à ce qu’elle soit finalement jugée, la personne « inculpée » par le juge d’instruction est présumée innocente.

2. Le juge d’instruction, magistrat indépendant, est saisi d’un fait à l’initiative du parquet ou de toute personne qui a été témoin d’un attentat contre une personne ou des biens.

Dans cette dernière hypothèse, cette personne a l’obligation de « dénoncer » le fait au procureur du Roi (article 30 du Code d’instruction criminelle).

3. En outre, toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit pourra en rendre plainte et se constituer partie civile devant le juge d’instruction (article 63 du Code d’instruction criminelle).

Le juge d’instruction est donc le juge « naturel » pour « faire la lumière » sur un fait porté à sa connaissance. Il est seul habilité pour assumer ce rôle, eu égard notamment aux garanties d’indépendance qui entourent sa mission légale.

Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne (article 13 de la Constitution).

4. C’est dans ce cadre là que le juge d’instruction de Troy mène son enquête dans l’affaire dite des « pédophiles au sein de l’Eglise catholique belge ».

Il a poursuivi sa mission conformément à la loi et sous le contrôle d’office de la chambre des mises en accusation (article 136 du Code d’instruction criminelle), qui est la juridiction notamment chargée, au sein de chaque Cour d’appel, de contrôler le bon déroulement des instructions.

Les membres du clergé ne bénéficient d’aucune immunité particulière qui aurait justifié un traitement différent dans ce dossier.

5. Aux termes de l’article 458 du Code pénal, les médecins […] et toutes autres personnes dépositaires par état ou par profession des secrets qu’on leur confie qui, hors le cas où elles sont appelées à témoigner en justice ou devant une Commission parlementaire et celui où la loi les oblige à faire connaître ces secrets, les auront révélés, seront punies d’un emprisonnement de huit jours à six mois.

Il est unanimement admis que les prêtres et les avocats sont soumis à l’article 458 du Code pénal.

6. L’article 458bis (adopté après l’affaire Dutroux) du même Code pénal précise que la révélation d’un fait n’est pas punissable non plus lorsqu’il s’agit d’un attentat sexuel commis sur la personne d’un mineur.

7. Mais, depuis longtemps déjà, les tribunaux ont admis aussi que le respect du secret, qui s’impose à certaines personnes, n’est pas absolu mais est relatif.

Ainsi s’est dégagée l’idée d’une « hiérarchie des valeurs » : on ne peut se réfugier derrière le secret si une valeur supérieure est en jeu, par exemple le respect de la vie.

8. Ainsi, le prêtre en recevant la confession de ses fidèles, l’avocat en recevant les aveux de ses clients ou le médecin en recevant les confidences de ses patients, sont placés dans la même situation.

Ils sont dispensés d’invoquer le secret professionnel s’ils ne souhaitent pas camoufler la violation d’une valeur supérieure, par exemple, l’atteinte portée à l’intégrité physique d’un mineur (article 458bis du Code pénal).

A tout le moins, ils échappent à toute condamnation pénale si, en conscience, ils estiment devoir révéler ce qu’ils ont appris.

Cette exception est en outre « renforcée » par l’infraction de « non assistance à personne en danger » (article 422bis du Code pénal) qui les expose à des poursuites pénales s’ils ne prennent pas toutes dispositions pour éviter la mise en danger d’une tierce personne.

9. On sait que pour « aider » les dépositaires des secrets dans leur choix souvent difficile d’opter entre la révélation à l’autorité d’infractions particulièrement graves et le strict respect des confidences qu’ils ont reçues, l’Eglise belge a mis sur pied une « Commission » privée dite « Adriaenssens », du nom de son président, un pédopsychiatre chargé de recevoir les confidences et « d’orienter les dossiers » voire de les « filtrer » au cas par cas.

Cette Commission, qui devait permettre aux victimes de se confier plus facilement, a recensé 475 dossiers.

10. La légitimité de cette Commission me paraît douteuse.

Elle s’immisce dans un domaine réservé par notre Constitution au pouvoir judiciaire.

Car, de deux choses l’une :

- ou cette Commission est instituée pour soulager la douleur de ceux qui portent le poids d’une atteinte à leur intégrité physique sans oser la révéler à l’autorité, et alors c’est une Commission qui assume le travail déjà accompli par des associations caritatives exerçant, dans ce domaine, un travail remarquable, sans interférer dans le processus judiciaire ;

- ou cette Commission apprend la révélation d’une infraction pénale et a, dans cette hypothèse, l’obligation d’en référer à l’autorité pénale ou de convaincre la victime de s’y résoudre.

C’est reporter le problème.

11. Comme toujours dans des matières qui touchent aux principes fondamentaux de notre Etat de droit et aux valeurs qui constituent une démocratie, faire jouer à des « Commissions » un rôle d’exception par rapport au déroulement normal des procédures présente un très grave danger dont on pourrait finalement apercevoir les conséquences si de telles pratiques se multipliaient dans d’autres domaines.

Mots-clés associés à cet article : Commission, Dénonciation, Instruction, Secret professionnel,

Votre point de vue

  • Xavier Dijon (Faculté de Droit, Namur)
    Xavier Dijon (Faculté de Droit, Namur) Le 26 juillet 2010 à 15:49

    Je crois qu’il y a, dans le chef de l’éminent auteur du message, malentendu sur la fonction de la commission instaurée par les évêques pour traiter des plaintes pour abus sexuels commis dans le cadre de relations pastorales. Il ne s’agit pas, contrairement à ce que pense Me Legros,« d’aider les dépositaires des secrets dans leur choix souvent difficile d’opter entre la révélation à l’autorité d’infractions particulièrement graves et le strict respect des confidences qu’ils ont reçues", mais il s’agit, selon les statuts de ladite Commission, soit de permettre aux autorités de l’Eglise de faire instruire une plainte dont elles ont eu connaissance, soit de permettre à des victimes d’abus de se faire entendre par une institution d’Eglise. Il n’y a là aucune trace d’un quelconque régime d’exception à notre système juridique belge, mais la simple reconnaissance du droit d’une association d’organiser son ordre juridique propre. D’ailleurs la première chose que la Commission dira au plaignant (art. 17 des statuts), c’est qu’il peut toujours saisir la Justice. Mais on peut comprendre que ledit plaignant préfère s’adresser à une institution ecclésiale puisque c’est un membre de l’Eglise qui a gravement abîmé son existence. Dans ce sens-là, je persiste à penser (en même temps d’ailleurs que Child Focus et de centaines de médecins pétitionnaires) que la saisie de tous les dossiers de la Commission Adriaenssens a fonctionné comme un piège à l’encontre des victimes, car leur choix n’a pas été respecté. Fallait-il les tromper une fois de plus dans leur confiance ?

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  • Lawrence Muller
    Lawrence Muller Le 26 juillet 2010 à 14:57

    Excellent article. L’auteur a-t-il connaissance (moi pas) de condamnations pénales, du chef de non-assistance à personne en danger, prononcées à charge d’avocats, médecins ou prêtres qui ne se seraient pas déliés du secret professionnel (ou du secret médical ou de la confession) en présence d’un danger grave et imminent pour l’intégrité physique ou mentale d’une tierce personne ?

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  • Jean-François Mayence
    Jean-François Mayence Le 26 juillet 2010 à 08:12

    (2°) On ne peut bien sûr tolérer que l’instauration d’une "Commission spéciale" serve de prétexte à instaurer une procédure ad hoc, parallèle à celle prévue par la loi. Cependant, là où Me Legros me semble conclure un peu rapidement, c’est lorsqu’il considère que, dans la première hypothèse qu’il soulève à propos de l’établissement et de la raison d’être de cette commission, celle-ci ne ferait que "double emploi" avec les organisations et associations caritatives existantes. Je laisserais un tel jugement aux victimes elles-mêmes. Notre système judiciaire et para-judiciaire est loin d’être parfait et des améliorations sont les bienvenues. Quant au principe, on voit mal pourquoi, à condition qu’aucune procédure légale ne soit empêchée ou contournée, une commission offrant aux victimes de faits de moeurs une voie additionnelle de soutien, d’écoute et de réconfort (pour autant que ce soit le cas) devrait être a priori proscrite...

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  • Jean-François Mayence
    Jean-François Mayence Le 26 juillet 2010 à 08:04

    On ne peut que se ranger à l’analyse rationnelle et experte de Me Legros qui rappelle ici le droit. Je ne me permettrai que deux petites remarques :
    (1°) Il me semblait que l’Article 30 du CIC ne concernait que les attentats contre la sûreté publique, contre la vie des personnes ou contre leurs biens et qu’ainsi formulé, il ne concernait pas les autres infractions, notamment contre les personnes mais ne mettant pas leur vie ou leurs biens en jeu. Ma remarque peut sembler absurde car protéger les biens d’une personne sans protéger son intégrité physique et/ou morale serait assurément une incongruité. Toutefois, ce détail peut avoir son importance si l’on considère le cas d’espèce : des infractions dont la victime elle-même souhaite faire état, dans un premier temps du moins, dans un cadre confidentiel. On ne peut bien sûr ignorer le risque de l’instauration d’un tel mécanisme : pressions sur la victime, culpabilisation, etc. Mais il n’en reste pas moins que l’option consistant à recourir à la Commission spéciale peut, dans un grand nombre de cas, correspondre à un choix volontaire de la part de la victime. Ceci m’amène à ma seconde remarque.

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  • Serge Froidecoeur
    Serge Froidecoeur Le 18 juillet 2010 à 17:24

    Bravo Pierre.

    Egal à toi-même en mieux. Expérience,sérénité qui manque trop
    souvent à notre "Justice" -pauvre Thémis,heureusement elle a les
    yeux bandés- et bon sens.

    La Démocratie dérive vite quand la houle des "affaires" se lève.

    Trop de réactions émotives-impulsives.

    Heureusement,il reste des Gardiens.

    Serge Froidecoeur.

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