Procès des attentats : l’indispensable (re)cadrage des conditions de transfert des accusés

par Pauline Leloup - 24 mars 2023

On l’avait prédit, l’ordonnance rendue en référé interdisant les fouilles à nu et génuflexions systématiques a fait l’objet d’un recours par le Gouvernement. Mais finalement, la Cour d’appel de Bruxelles tranche très nettement cette question, qui a fait couler beaucoup d’encre : après de longs débats, la balance penche maintenant encore plus fortement du côté du respect des droits humains.
Pauline Leloup, avocate au barreau de Bruxelles, resitue le contexte de cette affaire et nous livre les principaux enseignements de l’arrêt de la Cour d’appel.

I. Après l’ordonnance en référé

1. Après l’ordonnance prononcée le 29 décembre 2022 par la chambre des référés du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, précédemment commentée sur Justice-en-ligne, la saga judiciaire relative à la question du transfert des accusés du procès des attentats de Bruxelles a pris une nouvelle tournure.
Le 2 janvier 2023, le Ministre de la Justice a adopté la directive « relative au transfèrement par la Police fédérale des intimés dans le cadre du procès d’assises sur les attentats terroristes du 22 mars 2016 » : les fouilles se déroulent dorénavant en deux phases, visant le haut puis le bas du corps.
Il s’agit d’une première mesure d’adaptation suivant l’ordonnance, mais en réalité, la directive ne fait absolument aucunement référence aux génuflexions.

2. En dépit de l’ordonnance, les accusés se plaignent d’être encore quotidiennement soumis aux fouilles à nu accompagnées de génuflexions. Un huissier est venu constater ces violations.

3. Le 23 janvier 2023, l’État belge a interjeté appel de ladite ordonnance et demandé de la mettre à néant. Les intimés, c’est-à-dire les accusés contre lesquels l’État a formé son recours, font alors un appel incident, à savoir un appel « suivant » un appel principal. Ils demandent à la Cour de constater l’absence de fondement légal du traitement qu’ils subissent quotidiennement, l’interdiction ou la limitation du port injustifié des lunettes occultantes et l’imposition d’astreinte en cas de non-respect de l’arrêt.

II. Appréciation de la Cour d’appel relative aux fouilles à nu avec génuflexions

4. Les intimés demandaient une interdiction totale des fouilles à nu avec génuflexions en raison de l’absence de fondement légal, c’est-à-dire absence de texte de loi ou, à tout le moins, de règlement qui l’autorise. Si la Cour devait ne pas les suivre, ils demandaient à titre subsidiaire la confirmation de l’ordonnance.
L’appelant, l’État belge, demande quant à lui à la Cour de respecter le principe de la séparation des pouvoirs, arguant qu’aucune disposition légale ne permet aux magistrats de prendre des décisions concernant le transfert de détenus.

A. Quel fondement légal
5. La Cour, dans son arrêt du 13 mars 2023, commence par identifier les différentes bases légales relatives aux fouilles : l’article 90bis du Code d’instruction criminelle, l’article 28 de la loi du 5 août 1992 ‘sur la fonction de police’ et l’article 108 de la loi dite « de principes » du 12 janvier 2005 (intitulé complet : « loi de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus »).

6. L’article 28, § 3, de la loi du 5 août 1992 ‘sur la fonction de police’ est invoquée par l’État comme le fondement légal des conditions de transfert mises en application dans le cadre du procès des attentats.
Dans cet article, trois types de fouilles sont distinguées :

  • art. 28, § 1 : la fouille de sécurité, relevant de la police administrative, consistant en des palpations du corps, des vêtements et bagages ;
  • art. 28, § 2 : la fouille judiciaire, pratiquée pour rechercher des pièces à conviction ou sur des personnes privées de liberté, pouvant induire un déshabillage complet ;
  • art. 28, §3 : la fouille à corps sur les personnes mises en cellules, pouvant également induire une mise à nu et relevant du pouvoir d’appréciation des fonctionnaires de police.

B. Fouilles à corps et respect des droits fondamentaux
7. La fouille à corps constitue évidemment une atteinte certaine au respect de la vie privée, d’autant plus si elle est accompagnée d’un examen des cavités corporelles. La Cour d’appel de Bruxelles se réfère notamment à l’arrêt Safi et autres contre Grèce du 29 décembre 2022 de la Cour européenne des droits de l’homme : les fouilles corporelles doivent être justifiées par des nécessités sécuritaires et accomplies selon des modalités adéquates et, dans le cas contraire, il y a violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants) (§ 192).
Ce raisonnement se tient d’autant plus que l’article 37 de la loi ‘sur la fonction de police’ permet le recours à la contrainte.

8. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, protégeant notamment le droit au respect de la vie privée, autorise cependant une certaine ingérence des autorités publiques dans l’exercice de ce droit fondamental moyennant le respect de deux conditions :

  1. cette ingérence doit être « prévue par la loi » ;
  2. elle « constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

9. Lors de l’examen de la légalité d’une situation, la Cour européenne a développé différents critères matériels que la loi doit présenter, au-delà de sa stricte existence :

  • clarté : termes compréhensibles et explicites, définition précise de la marge d’appréciation dont disposent les autorités publiques, etc. ;
  • prévisibilité : le texte de loi doit permettre de comprendre clairement quand et comment les autorités publiques ont le droit de prendre des mesures d’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée ;
  • accessibilité suffisante ;
  • protection du justiciable contre l’arbitraire : la loi doit offrir, de façon effective, aux individus la possibilité d’introduire une action afin de faire respecter un droit qui aurait été violé arbitrairement par les autorités publiques.

10. Lorsque la Cour européenne est saisie, elle commence donc par examiner si les quatre critères cités ci-dessus sont remplis. Dans l’affirmative seulement, elle analyse ensuite le caractère légitime ou nécessaire de la mesure dans une société démocratique.

C. La police et le principe de légalité
11. Les travaux préparatoires de la loi ‘sur la fonction de police’ placent le principe de légalité, développé ci-avant, comme une règle absolument fondamentale. En effet, on y lit que les services de police agissent par définition en tant qu’organes d’exécution, placés sous une autorité désignée par la loi, que le recours à la contrainte est admis uniquement dans des circonstances précisément prévues par la loi et que, de manière générale, l’action de la police est toujours guidée par le respect des droits et libertés fondamentaux.

12. Partant de constat, il est étonnant de remarquer qu’aucune disposition dans la loi ‘sur la fonction de police’ ni aucun passage des travaux préparatoires n’autorisent les génuflexions lors de fouilles à corps ou ne permettent d’y contraindre un individu. Il y est seulement indiqué que celui qui est soumis à une fouille à corps peut être invité – ou contraint – à se déshabiller complètement afin que ses habits puissent être examinés.

13. L’État belge a évidemment été questionné sur cette apparente absence de base légale. Il a expliqué à la Cour que l’interprétation de la « fouille à corps », issue de l’article 28, § 3, de la loi ‘sur la fonction de police’, doit se faire en référence à l’article 108 de la loi dite « de Principes » du 12 janvier 2005 : pour information, cet article permet à la fois la mise à nu et l’examen des cavités corporelles quand le directeur de la prison l’autorise.

14. Cet argument n’a pour autant pas convaincu la Cour d’appel de Bruxelles :

  • cet article 108 de la loi « de Principes » n’a jamais été invoqué par l’État belge comme le fondement légal des fouilles dont il est question ; dans ses conclusions (c’est-à-dire son argumentaire écrit remis à la Cour), il indique même qu’il ne s’applique pas dans le cas d’espèce ;
  • l’État fait valoir que les policiers ne doivent pas motiver leur décision de réaliser ces fouilles accompagnées de génuflexions alors même que l’article 108 de la loi de Principes oblige le directeur de la prison à fournir une motivation écrite ;
  • et, de façon plus fondamentale, la loi ‘sur la fonction de police’ a été adoptée en 1992 ; la loi « de Principes » date, quant à elle, de 2005 et ne fait aucunement référence à la loi ‘sur la fonction de police’ ; il n’y a aucun lien entre ces deux normes ; de ce fait, le raisonnement qui consiste à interpréter une loi de 1992 en référence à une loi nettement moins ancienne ne répond pas aux exigences de clarté, prévisibilité et accessibilité, développées comme critères fondamentaux par la Cour européenne des droits de l’homme.

15. La Cour d’appel en conclut donc que l’article 28, § 3, de la loi ‘sur la fonction de police’ ne peut pas être le fondement légal de la pratique des fouilles à nu avec génuflexions.
Elle indique également que, même s’il était fait état d’une pratique policière allant dans ce sens, elle ne rencontrerait pas non plus les exigences issues de l’article 8, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif au droit au respect de la vie privée.
Dès lors, conclut la Cour, ces génuflexions sont illégales et doivent immédiatement cesser.

III. Appréciation de la Cour d’appel relative au port des lunettes occultantes

16. Les accusés de la Cour d’assises estiment par ailleurs que la pose de lunettes occultantes lors de tous leurs trajets, de la cellule à la salle d’audience, n’est pas acceptable.

17. Le juge ayant rendu l’ordonnance en référé avait estimé que cette pratique était justifiée par des impératifs sécuritaires et limitée au strict minimum. Dès lors, il n’en a pas demandé la cessation.

18. L’État belge demande évidemment la confirmation de cette décision, en indiquant que la pose de ces lunettes permettait de rendre impossible l’observation des itinéraires, des armes, des procédures, etc., utilisés lors des transferts des accusés. Il indique que cette mesure n’atteint pas un seuil de gravité suffisamment élevé pour reconnaitre une violation de l’interdiction de la torture au sens de l’article 3 de la Comité des droits de l’homme.

19. La Cour d’appel de Bruxelles estime que, vu le nombre de policiers, le port des menottes et du gilet pare-balles, la pose de lunettes occultantes au sortir de la cellule jusqu’à la salle d’audience est une mesure excessive et donc déraisonnable.
Elle indique qu’elle n’est justifiée qu’au cours du trajet dans les véhicules mais uniquement pour cette portion du déplacement.

IV. Astreintes : qui continue de fauter… paie

20. La Cour d’appel a, par cet arrêt limpide, ordonné à l’État belge de cesser immédiatement les comportements illégaux qu’elle a constatés. Il ne sera plus question ni de génuflexions, ni de port de lunettes occultantes depuis la cellule jusqu’à la salle d’audience.

21. Pour obliger les autorités publiques à respecter son arrêt, elle suit le raisonnement tenu par le juge des référés.
À partir du neuvième jour suivant la signification de l’arrêt, chaque fois que l’État ne respectera pas ses nouvelles obligations concernant un accusé, il devra payer mille euros d’astreinte.
Celle-ci est, on le constate en l’espèce, un véritable moyen pour la partie gagnante de forcer son adversaire à exécuter une condamnation. La Cour fixe néanmoins une limite : l’État ne pourra pas être condamné à plus de 25.000 euros d’astreinte par accusé.

22. La décision de la Cour est parfaitement claire. Elle aura même sans doute une portée à long terme car cette pratique des fouilles accompagnées de génuflexions est systématiquement appliquée quand les détenus sont évalués à un niveau 3 de menace par l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM).

23. Il reste maintenant à appliquer cet arrêt… et à recentrer le débat sur le fond du procès, qui est encore loin d’être terminé. Sous réserve d’un éventuel pourvoir en cassation…

Votre point de vue

  • ANDRE MUTATE
    ANDRE MUTATE Le 28 mars 2023 à 13:38

    Bonjour,

    L’Etat est souvent condamné, lors de diverses procédures au bénéfice de personnes qui, par définition car elles s’attaquent à l’Etat, sont dans une position de moindre importance donc de plus grande vulnérabilité.
    Lorsque l’Etat est gagnant dans un procès, par exemple le Ministère des Finances, ce dernier signifie commandement à un huissier et ledit huissier se rend chez la partie adverse lui signifier le jugement, ce qui le rend opposable aux tiers.
    Lorsque la période d’appel est écoulée et que le jugement devient exécutoire, celui qui a été condamné est contrainte de régler ses dettes à l’égard du Spf.
    Or, de ce qui s’entend via la presse, l’Etat, lorsqu’il est condamné, n’exécute pas le jugement ou l’arrêt et les personnes ayant épuisés tous les recours, le jugement ou l’arrêt sont les plus importants existants, ils se retrouvent sans plus aucune possibilité d’action. Alors que l’Etat, via ses représentants, Ministre, Procureurs, Policiers... poursuivent leurs actions à l’encontre des personnes.
    L’Etat étant représenté par les Ministres qui occupent les fonctions pour lesquelles ils sont désignés, ne peut-il être contraint ? Par exemple, en saisissant les montants prévus au budget au profit dudit Ministre représentant l’Etat dans les fonctions pour lesquelles il est condamné ?
    J’espère avoir été suffisamment clair. Merci.

    Cordialement,

    André MUTATE

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