La culture du délibéré est née avec la civilisation occidentale : ce sont les philosophes grecs qui nous ont appris que la vérité se recherche dans le dialogue et, jusqu’au Moyen-âge, on a pratiqué dans les universités ce qu’on appelait la « disputation ».

Puis, aux vérités « disputées », l’âge classique a préféré la vérité unique, dogmatique, révélée ou imposée, et ce n’est qu’au XXe siècle qu’on s’est rappelé que ce que les anciens appelaient la « rhétorique » était bien plus qu’une technique artificielle du discours : une pratique de la tolérance qui ne méprise pas l’opinion des autres mais s’efforce de confronter chacune d’entre elles pour aboutir à une solution dont la valeur se mesure à sa capacité d’avoir été mûrie par un échange argumenté.

Ce qui est vrai pour la vérité philosophique l’est plus encore pour la vérité judiciaire. Juger aujourd’hui, ce n’est plus trouver dans la loi la solution unique qu’elle impose. Le pluralisme qui caractérise notre époque exige des juges qu’ils tiennent compte de tous les intérêts en présence et qu’ils confrontent les lois aux droits fondamentaux et aux libertés inscrits dans les constitutions nationales et les traités internationaux. Comment y arriveraient-ils dans la solitude de leur conscience ? Est-il humainement possible d’intérioriser au fond de soi les discours opposés pour ne délibérer finalement qu’avec soi-même, sans permettre aux opinions personnelles de s’enrichir de celles d’autrui ?

Or des raisons d’économie ont multiplié les juges uniques, l’accélération de la vie a rendu nécessaires les procédures d’urgence et le retrait des magistères anciens (le père, le prêtre, le maître) a fait qu’on s’adresse au juge pour trancher des conflits qui, naguère, se traitaient ailleurs. On plaide aujourd’hui pour rien et contre tout. On conteste devant le juge les refus de nomination, les tracés d’autoroute, les nuisances d’aéroport, les échecs aux examens, les pratiques vestimentaires : tout ce qui relevait du plaisir du Prince alimente aujourd’hui le travail des juges. Comment trouver le juste équilibre, dans tous ces domaines, entre les droits individuels et l’intérêt général, sans un délibéré qui les reçoit, les écoute et les confronte ?

Ce serait une erreur de croire que la solution bonne se trouve encore dans des lois claires. C’était vrai dans les sociétés où seule la classe au pouvoir écrivait les lois afin d’exclure ceux qui n’en faisaient pas partie. Ce n’est plus vrai dans une société qui a l’ambition d’inclure ceux qu’hier elle rejetait : les pauvres, les étrangers, les mineurs, les faibles et tous ceux qui n’ont pas la voix assez forte pour qu’elle soit entendue dans les parlements. C’est désormais le contradictoire de l’audience publique et l’échange égalitaire du délibéré secret qui permettent de rechercher la solution juste dans le respect des droits de chacun.

Encore faut-il qu’il s’agisse d’un véritable délibéré, non d’un simulacre, d’un délibéré hiérarchique qui consiste à faire approuver docilement par une majorité silencieuse la solution décidée par le chef ou dictée par l’habitude.

Les anglo-saxons vont plus loin : à la délibération, ils ajoutent la transparence, acceptant qu’en annexe au jugement, l’opinion minoritaire s’exprime à côté de celle qui a triomphé, ce qui permet de vérifier que la majorité ne s’est dégagée qu’après avoir pesé les mérites de l’autre solution. Cette pratique est admise également au sein de la Cour européenne des droits de l’homme.

Peut-être notre culture juridique continentale n’admet-elle pas une telle personnalisation de la justice. Mais les sentences des collèges qui délibèrent ne devraient-elles pas laisser apparaître, anonymement, les diverses opinions qui se sont affrontées ? Elles perdraient peut-être l’autorité d’apparat qui feint de croire encore aux vérités uniques. Mais n’acquerraient-elles pas une autorité nouvelle si elles reflétaient davantage la complexité du monde et ses incertitudes ?

Mots-clés associés à cet article : Collégialité, Délibération, Délibéré collégial, Juge unique,

Votre point de vue

  • samain
    samain Le 18 décembre 2011 à 18:07

    "Tout à fait d’accord avec cette suggestion.

    Mais, me semble-t-il, aucune raison ne commande de prévoir l’anonymat.
    Le juge ou le conseiller unique est connu. Pourquoi, lorsqu’il est membre d’un collège, aurait-il le droit de se cacher ?

    Le vote aussi devrait être connu. Quelle consolation pour la partie qui perd son procès de savoir qu’un ou plusieurs conseillers se ralliaient à son point de vue !"

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