Ruth Bader Ginsburg, juge-icône

par Guy Haarscher - 7 octobre 2020

Le décès de Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême des États-Unis, mérite un éclairage de ses combats pour l’égalité tout au long de sa carrière, en ce compris au sein de la plus haute juridiction américaine. C’est l’occasion aussi de rappeler le rôle central de celle-ci dans les évolutions de la société outre-Atlantique.

1. La mort de la juge Ruth Bader Ginsburg, le 18 septembre 2020, a suscité une émotion qui porte bien au-delà des bouleversements anticipés dans la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis.

Comment cette petite femme, si frêle d’apparence, est-elle devenue une sorte d’icône des féministes, de la gauche américaine et, plus largement, de tous ceux qui demandent un peu de décence à l’heure de la présidence de Donal Trump ? Elle avait à juste titre, mais bien imprudemment étant donné sa position, qualifié ce dernier de faker (imposteur), peu avant l’élection de novembre 2016.

2. Ruth Bader est née à Brooklyn le 15 mars 1933 dans le quartier de Flatbush, de parents juifs d’origine russe. Elle a fait de brillantes études de droit dans des universités prestigieuses (Cornell, Harvard et Columbia), où la présence des femmes était encore ultra-minoritaire. Elle a rencontré Martin Ginsburg à Cornell, et ils se sont mariés en 1954.

3. C’est dans les années 1970 qu’elle a commencé à montrer tout ce dont elle était capable.

Elle a cofondé le Women’s Rights Project dans le cadre de l’American Civil Liberties Union (ACLU), association de défense des droits de l’homme très active notamment dans la lutte contre la ségrégation raciale. À ce titre, Ruth Bader Ginsburg, avocate, plaide un certain nombre d’affaires devant la Cour suprême, à laquelle elle siégera quelque vingt ans plus tard. Ces affaires concernent en premier lieu le statut des femmes et les discriminations diverses dont elles sont l’objet.

4. Après la Guerre de Sécession et la victoire du Nord abolitionniste, le XIVe Amendement à la Constitution des États-Unis avait été voté par le Congrès en 1866 et ratifié en 1868. Il imposait notamment aux États fédérés l’« égale protection des lois » (equal protection of the laws).

Cette disposition concernait évidemment les Noirs américains récemment libérés de l’esclavage (aboli par le XIIIe Amendement, voté et ratifié en 1865).
La Cour suprême avait mis un siècle à en imposer l’application : elle avait pendant ce temps cautionné les politiques de ségrégation mises en place par les Blancs pour refuser aux Noirs l’égalité de droits (voir son arrêt Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896), arrêt qui met en avant le « principe » « separate, but equal » ; il n’y avait bien sûr pas d’égalité dans la séparation, qui était imposée aux Noirs par les Blancs). Mais depuis les années 1950, et d’abord par le célèbre arrêt Brown v. Board of Education de 1954 (Brown v. Board of Education, 347 U.S. 483 (1954)), la Cour avait renversé sa jurisprudence et ouvert la voie à ce qui deviendrait le Mouvement des droits civiques, destiné à abolir les discriminations raciales aux États-Unis.
5. Ruth Bader Ginsburg, dans ses plaidoiries des années 1970 (pour ce qui suit, voir Linda Greenhouse, « Ruth Bader Ginsburg, Supreme Court’s Feminist Icon, Is Dead at 87 », New York Times, 18 septembre 2020) devant les neuf juges de la Cour suprême (c’étaient tous des hommes à cette époque ; la première femme juge à la Cour suprême, Sandra Day O’Connor, fut nommée par le président Reagan et entra en fonction en 1981 ; la deuxième fut Ruth Bader Ginsburg, nommée par le président Clinton en 1993), a voulu reprendre la lutte contre les préjugés, en l’étendant aux stéréotypes sexistes. Elle a gagné la majorité des affaires qu’elle a présentées. Elle a patiemment déconstruit les idées préconçues au nom desquelles on déniait aux femmes des droits et des positions souvent réservées aux hommes. Mais elle a aussi défendu des hommes quand les préjugés les plaçaient – cela arrivait aussi, certes plus rarement – dans une position défavorable de « discriminés ».
Elle a présenté six affaires dans les années 1970. ; elle en a gagné cinq. En 1971, elle a réussi à faire annuler une loi d’Idaho donnant aux hommes la préférence pour l’administration des domaines. En 1973, elle a contesté avec succès une réglementation qui déniait aux maris des femmes militaires certains bénéfices accordés aux femmes de soldats masculins. Elle a aussi fait annuler une disposition du système de sécurité sociale (retraites) qui privait les veufs de pension de survie.
En 1976, elle a obtenu (sans plaider elle-même) de la Cour suprême que les distinctions officielles basées sur le sexe soient l’objet d’un « examen approfondi » (heightened scrutiny). Ce test est cependant moins exigeant que celui de l’« examen strict » (strict scrutiny), défendu par Ruth Bader Ginsburg, que la Cour applique en matière de discrimination raciale, mais n’a jamais appliqué aux discriminations sexuelles.

6. En 1980, le président Jimmy Carter la nomma juge à la prestigieuse Cour d’appel fédérale du District de Columbia.

Paradoxalement, elle apparut durant ces années plutôt comme une modérée et non comme la libérale qu’elle allait devenir à la Cour suprême.

En 1973, l’ultra-célèbre arrêt Roe v. Wade de la Cour suprême avait affirmé que les femmes jouissaient d’un droit constitutionnel à l’avortement. L’arrêt avait bien sûr été critiqué par la droite religieuse et, aujourd’hui, après la mort de la juge Ginsburg et la nomination à sa place d’une juge ultraconservatrice, Amy Coney Barrett, qui sera selon toute probabilité confirmée par le Sénat, toutes les craintes se portent sur un possible renversement de la jurisprudence Roe v. Wade. Or très paradoxalement, la juge Ginsburg, qui a toujours défendu le droit à l’avortement et en était devenue ces dernières années le rempart spectaculaire, n’était pas favorable à l’arrêt de 1973 : elle considérait, à tort ou à raison, qu’il aurait mieux valu laisser se dérouler le processus politique et obtenir le droit à l’avortement par la législation.

Si bien qu’en 1993, lorsque le président Clinton la proposa en remplacement du juge Byron White, certaines féministes exprimèrent leur réticence à l’égard de cette femme qu’elles trouvaient trop modérée. Mais le processus de confirmation suivit son chemin et Ruth Bader Ginsburg fut confirmée par le Sénat par 96 voix contre 3 (c’était une autre époque…).

7. L’affaire la plus importante en ce qui la concerne date de 1996 (United States v. Virginia). L’Institut militaire de Virginie à Lexington n’admettait à l’époque que des candidats mâles. La raison alléguée était que les méthodes d’éducation et d’entraînement à la vie de soldat étaient trop dures pour les femmes. La juge Ginsburg rédigea l’opinion (très) majoritaire (7 contre 1) de la Cour en expliquant que l’État n’avait pas donné de « justification extrêmement persuasive » pour imposer aux femmes un traitement différent de celui des hommes. Elle écrivait qu’il n’était pas acceptable de « créer ou perpétuer l’infériorité juridique, sociale et économique des femmes » (United States v. Virginia, 518 U.S. 515 (1996), opinion majoritaire rédigée par la juge Ginsburg).

8. En 2007, la Cour suprême était devenue nettement plus conservatrice, notamment avec l’arrivée du juge Samuel Alito en 2006, succédant à la modérée (swing vote) Sandra Day O’Connor. Il siège toujours aujourd’hui.

À cette époque, les adversaires de Roe v. Wade étaient déjà très actifs. Par l’arrêt Gonzales v. Carhart (550 U.S. 124 (2007)), la majorité de la Cour (par 5 voix contre 4) confirma la validité d’une loi criminalisant un type d’avortement (peu fréquent) durant le deuxième trimestre de la grossesse. Le juge Kennedy affirma notamment que la loi protégeait les femmes des regrets qu’elles pourraient éprouver par la suite. Dans son opinion dissidente, la juge Ginsburg réfutait cet argument à connotations paternalistes. Elle écrivait que la « manière de penser » de la majorité de la Cour « reflétait d’anciennes notions relatives à la place des femmes dans la famille,… des idées qui avaient depuis longtemps été discréditées » (toujours sur l’avortement, voir son opinion convergente (concurrence) dans l’arrêt Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, 579 U.S. ___ (2016)).

9. C’est à partir de ce moment que la juge Ginsburg est en quelque sorte devenue la great dissenter (qualification donnée durant les années 1920 au célèbre juge Oliver Wendell Holmes, qui siégea à la Cour suprême de 1902 à 1932, dont les opinions dissidentes furent considérées comme particulièrement remarquables ; sur la notion d’opinion dissidente, que l’on connaît aussi à la Cour européenne des droits de l’homme mais pas dans les juridictions nationales de l’Europe continentale, il est renvoyé aux articles signalés en saisissant le mot-clé « Opinion dissidente » dans le moteur de recherche de Justice-en-ligne).

Une affaire (Ledbetter v. Goodyear, 2007) mérite d’être mentionnée en particulier. Le Civil Rights Act de 1964 imposait que les plaintes pour discrimination soient déposées dans un délai de 180 jours. Lilly Ledbetter avait découvert qu’elle était moins bien payée, pour des tâches semblables, que ses homologues masculins. À l’époque, on faisait commencer le délai à la nomination au poste. La juge Ginsburg, minoritaire, argumentait de façon convaincante que le délai devait courir à partir du moment où l’intéressée découvrait la discrimination, ce qui pouvait prendre un certain temps. Or la majorité de la Cour considérait que le délai courait à partir du premier salaire touché par l’intéressée. Ruth Ginsburg trouvait cette interprétation absurde, dans la mesure où il faut du temps pour découvrir que des collègues (masculins en l’occurrence) sont mieux payés. Elle rappela que, dans un univers masculin, les femmes se résignent souvent à ne pas faire trop de vagues et à attendre longtemps avant de dénoncer une discrimination. Dissidente, elle fit appel au Congrès, qui adopta sa lecture de la loi peu après l’entrée en fonction du président Obama, en 2008.

10. La juge Ginsburg a notamment rédigé l’opinion dissidente dans l’affaire Burwell v. Hobby Lobby (2014), dans laquelle la majorité conservatrice (5 voix contre 4) acceptait qu’une entreprise dirigée par des personnes très croyantes refuse de fournir des contraceptifs à ses employés et employées, comme l’exigeait l’Affordable Care Act (familièrement : l’« Obamacare »). Cette entreprise bénéficiait donc d’une exemption pour motif religieux. Mais tout le monde, argumentait Ruth Ginsburg dans son opinion dissidente, devait obéir à une loi d’intérêt général. Elle a agi tout récemment de la même manière dans une affaire assez similaire : Little Sisters of the Poor Saints Peter and Paul Home v. Pennsylvania (2020).

Elle a vigoureusement soutenu les politiques d’affirmative action (« action affirmative » ou « discrimination positive ») mises en péril par la majorité conservatrice de la Cour. On lira avec profit son opinion dissidente dans l’arrêt Gratz v. Bollinger (2003), qui déclarait inconstitutionnelle une politique d’action affirmative à l’Université du Michigan : elle insistait sur la nécessité d’éliminer des discriminations raciales « profondément enracinées » (entrenched discrimination) (Gratz v. Bollinger, 539 U.S. 244 (2003), opinion dissidente de la juge Ginsburg).

Elle est également intervenue à propos des menaces pesant sur le droit de vote (question brûlante à la veille des élections de novembre 2020). Son opinion dissidente est remarquable dans l’arrêt Shelby County v. Holder (2013), par lequel la majorité de la Cour considérait comme inconstitutionnelle une partie du Voting Rights Act de 1965 qui imposait à certains États anciennement ségrégationnistes une autorisation fédérale préalable (federal preclearance) pour toute modification des procédures de vote (de façon à empêcher les discriminations) : « Rejeter l’autorisation préalable quand elle a fonctionné et continue de fonctionner, écrivait-elle, revient à se débarrasser de son parapluie sous une pluie torrentielle parce que vous n’avez pas [encore] été mouillé » (Shelby County v. Holder, 570 U.S. 529 (2013), opinion dissidente de la juge Ginsburg).

11. On comprend que la cohérence et la rigueur de ses positions l’aient petit à petit transformée en icône des féministes (qui, rappelons-le, l’avaient trouvée trop modérée à l’époque de sa nomination à la Cour). Porte-drapeau de la gauche en général (« liberals » aux Etats-Unis) et de tous ceux qui se lèvent pour défendre la démocratie américaine, aujourd’hui menacée.

Son remplacement par une juge catholique hyper-conservatrice (si la nomination d’Amy Coney Barrett est confirmée par le Sénat) signifiera sans doute une période sombre pour les libertés, la Cour étant dans ces conditions composée de six juges conservateurs et de trois juges « libéraux » (deux femmes, Elena Kagan et Sonia Sotomayor, et un homme, le très âgé et francophile Stephen Breyer).

Mais le président Roberts, certes conservateur, a su montrer qu’il voulait préserver la légitimité de la Cour en votant de temps en temps avec les juges libéraux, parfois suivi en cela par l’un ou l’autre juge nommé par Trump (voir G. Haarscher, « But Gorsuch… », Regards, publication du Centre communautaire laïc juif, n° 1065, 1er juillet 2020, https://www.cclj.be/actu/politique-societe/gorsuch). Mais la nomination de la remplaçante de Ruth Ginsburg fera incontestablement pencher la balance à droite.

Personne ne sait, à la veille des élections présidentielles américaines, quel sera l’avenir de la Cour suprême, et si elle reviendra massivement sur les avancées « libérales » de la Cour Warren (1953-1969), et – à un moindre degré – de la Cour Burger (1969-1986).

12. De précédents articles publiés sur Justice-en-ligne ont été consacrés à la Cour suprême des États-Unis et à leurs juges : il suffit, pour les consulter, de saisir le mot-clé « Cour suprême des États-Unis » dans le moteur de recherche de Justice-en-ligne.

Votre point de vue

  • Skoby
    Skoby Le 9 octobre 2020 à 15:30

    Quand on lit tout ce qu’elle a fait et surtout défendu ses opinions, on ne peut
    dire autre chose que c’était une femme remarquable ! Voilà un reportage
    remarquable.

    Répondre à ce message

  • Amandine
    Amandine Le 8 octobre 2020 à 16:22

    Un grand merci pour cet article et toutes ses références qui donnent bonne une idée de tous les ingrédients qui sont nécessaires pour qu’une bonne justice soit rendue.

    Le Centre Culturel Senghor (Etterbeek) avait projeté, il y a un an ou deux, un documentaire sur cette remarquable juge :

    https://www.youtube.com/watch?v=RI8xeyS_xUY

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