1. Les faits ont été résumés comme suit par la Cour de cassation.
En février 2003, Madame A. a été engagée, à durée indéterminée, comme réceptionniste par une entreprise fournissant des services de réception et d’accueil à des clients tant privés que publics.
Lors de cette entrée en service, existait au sein de l’entreprise une règle non écrite interdisant aux travailleurs le port, sur les lieux du travail, de signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses.
Bien que de confession musulmane au moment de son engagement, Madame A. s’est conformée à cette règle durant trois années. Elle s’est ainsi abstenue du port du voile pendant ses prestations de travail, tandis qu’elle le portait par ailleurs. A partir de 2006, Madame A. a informé son employeur de son intention de porter désormais le voile également pendant les heures de travail, ce que la direction de l’entreprise a refusé.
Plus précisément, en mai 2006, Madame A. était en maladie et a informé la société qu’elle reprendrait le travail en portant le voile pendant ses prestations.
Quelques semaines plus tard, le conseil d’entreprise de l’employeur a amendé le règlement de travail pour y faire figurer une interdiction « de porter sur le lieu du travail des signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et/ou de manifester tout rituel en découlant ».
Madame A. maintenant son intention de porter son voile à l’occasion de son travail, elle a alors été licenciée moyennant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.
2. La procédure ayant précédé l’arrêt du 9 octobre 2017 peut, quant à elle, être résumée comme suit.
Madame A. a engagé contre son ancien employeur une action devant le tribunal du travail d’Anvers qui visait à obtenir le paiement d’une indemnité pour abus du droit de licencier et, à défaut, d’une indemnité pour violation de la loi du 25 février 2003 ‘tendant à lutter contre la discrimination et modifiant la loi du 15 février 1993 créant un Centre pour l’égalité́ des chances et la lutte contre le racisme’ (il s’agit de « l’ancêtre » de l’actuelle loi anti-discrimination, c’est-à-dire la loi du 10 mai 2007 ‘tendant à lutter contre certaines formes de discrimination’). Madame A. était soutenue dans cette action par le Centre pour l’égalité des chances – devenu Unia.
Par un jugement du 27 avril 2010, le Tribunal du travail a rejeté la demande visant à obtenir une indemnité pour abus du droit de rupture, considérant qu’il n’y avait pas de discrimination directe ou indirecte. La demande subsidiaire a quant à elle été rejetée au motif, notamment, que Madame A. ne relevait pas de l’une des quatre catégories de travailleurs susceptibles d’avoir droit à indemnité forfaitaire prévue par la loi du 25 février 2003.
Madame A. a interjeté appel contre ce jugement. La cour du travail d’Anvers a également repoussé ses demandes par un arrêt du 23 décembre 2011. Elle l’a fait au double motif que :
– eu égard aux conceptions divergentes exprimées par la doctrine et la jurisprudence, l’employeur ne savait pas et ne pouvait savoir que l’ordre donné qu’il avait donné était illégal, de sorte que le licenciement motivé par le fait d’avoir avoir enfreint cet ordre ne pouvait être considéré comme manifestement déraisonnable ;
– l’interdiction de port du voile au travail ne constituait pas une discrimination directe, son caractère de discrimination indirecte était fort discutable, de même que l’entrave à la liberté individuelle ou à la liberté de religion, de sorte que le licenciement ne pouvait pas non plus être considéré comme manifestement déraisonnable pour ces motifs (pour exclure la discrimination directe, la Cour du travail a relevé que la conviction religieuse ou philosophique était une caractéristique propre à tous et, par conséquent, un critère de distinction neutre, qui ne permettait pas d’établir de distinction entre certains groupes de travailleurs).
3. C’est ensuite devant la Cour de cassation que Madame A. et le Centre pour l’égalité des chances ont porté la cause. Dans le cadre spécifique de la procédure de cassation, limitée à l’examen de la légalité de l’arrêt attaqué, ces deux parties faisaient valoir plusieurs moyens, c’est-à-dire plusieurs griefs dirigés contre l’arrêt de la cour du travail.
Les deux principaux griefs étaient, en les résumant grossièrement, les suivants.
D’une part, il était reproché à l’arrêt attaqué d’avoir subordonné la reconnaissance d’un caractère fautif du licenciement à la connaissance que l’employeur avait ou aurait dû avoir de l’éventuelle illégalité de l’interdiction du port de signes extérieurs de conviction religieuse sur laquelle le licenciement se fondait. Selon Madame A. et le Centre pour l’égalité des chances, la seule illégalité de cette règle interne à l’employeur et fondant le licenciement suffisait à rendre celui-ci fautif. En d’autres termes, ce premier moyen se fondait sur l’absence de pertinence de l’ignorance de son illégalité par l’employeur.
D’autre part, Madame A. et le Centre pour l’égalité des chances reprochaient à la Cour du travail d’Anvers d’avoir refusé de reconnaître une situation de discrimination directe en se fondant sur le constat que l’interdiction en cause visait tous les travailleurs et n’était pas dirigée contre une conviction religieuse déterminée.
4. Par un premier arrêt, du 9 mars 2015, la Cour de cassation s’est penchée prioritairement sur le deuxième moyen.
Elle a considéré que la question se posait de savoir si l’interprétation retenue par la cour du travail – selon laquelle il ne pouvait être question de discrimination directe dès lors que la règle en vigueur au sein de l’employeur visait sans distinction toutes les manifestations visibles de quelque croyance ou philosophie de vie et s’adressait par conséquent de la même manière à tous les travailleurs – était conforme au droit européen anti-discrimination, en particulier avec l’article 2, paragraphe 2, a), de la directive 2000/78/CE.
Comme elle y est obligée par les traités européens, la Cour de cassation a soumis cette question d’interprétation du droit européen à la Cour de justice de l’Union européenne.
5. La Cour de justice de l’Union s’est prononcée par son arrêt du 14 mars 2017, qui a fait l’objet de l’article précité de Julie Ringelheim sur Justice-en-ligne, rendu en grande chambre c’est-à-dire dans une composition la plus large et ayant vocation à rendre les arrêts les plus importants.
Suivant assez largement les conclusions de son avocat général, la Cour de justice a rendu une réponse en deux temps.
Elle a indiqué tout d’abord que l’article 2, paragraphe 2, a), de la directive 2000/78/CE du Conseil devait être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de cette directive.
Elle a précisé ensuite qu’une une telle règle interne d’une entreprise privée est susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, paragraphe 2, b), de la directive s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse, et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient au juge national saisi de l’affaire de vérifier.
Il est renvoyé au commentaire critique de cet arrêt, et d’un autre du même jour rendu dans une affaire française similaire, établi par Julie Ringelheim et disponible sur Justice-en-ligne (« Une entreprise privée peut-elle interdire à ses salariées de porter le foulard au travail ? La réponse de Cour de justice de l’Union européenne » ).
6. Le dossier lui ayant été renvoyé, la Cour de cassation s’est donc prononcée le 9 octobre 2017.
Revenant sur le deuxième grief ayant trait à la discrimination directe, la Cour de cassation n’a eu d’autre choix que de suivre l’interprétation donnée par la Cour de justice de l’Union européenne, qui avait exclu une telle discrimination. Elle a par conséquent rejeté le moyen de cassation qui alléguait l’existence d’une telle discrimination directe.
Dans la mesure cependant où ce moyen n’abordait pas la question d’une éventuelle discrimination indirecte, la Cour de cassation ne l’a pas non plus examinée. Elle n’a ainsi pas pu vérifier si les conditions et critères énoncés sur ce point par la Cour de justice étaient rencontrés dans le cas de Madame A.
La Cour de cassation s’est ensuite penchée et prononcée sur le premier moyen qui lui était soumis, relatif au rôle joué par la connaissance par l’employeur du caractère discriminatoire de son comportement.
Elle a rappelé les critères généraux de l’abus du droit de licencier, à savoir l’exercice du droit de rompre le contrat de travail d’une manière qui dépasse les limites de l’exercice normal de ce droit par un employeur normalement diligent et prudent et notamment qu’en droit belge, lorsque l’employeur ne sait pas, et ne doit pas savoir, que l’ordre qu’il donne est illégal, le licenciement basé sur la violation de cet ordre par un travailleur ne peut en principe pas être considéré comme manifestement déraisonnable. La Cour de cassation a néanmoins poursuivi en renvoyant au droit européen anti-discrimination et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, dont elle a déduit que le droit à l’indemnisation de la victime d’une discrimination ne dépend que du seul constat de l’existence d’une situation de discrimination, indépendamment de la faute de l’employeur ou d’une cause de justification dans son chef. En d’autres termes, il ne faut pas que l’entreprise ait voulu la discrimination : il suffit qu’objectivement la victime ait été placée en une telle situation.
Elle a alors jugé que l’arrêt de la Cour du travail qui s’était fondé sur une approche différente pour rejeter la demande de Madame A. était illégal.
On le rappelle, la Cour du travail avait justifié sa décision également par le motif que, compte tenu notamment des divergences dans la doctrine et la jurisprudence, il n’était pas certain que l’employeur savait ou devait savoir que son règlement de travail contenait une discrimination illégale fondée sur la religion, de sorte qu’il ne pouvait être considéré qu’il avait agi de manière manifestement déraisonnable dans l’exercice du droit de licencier.
Faisant droit à ce premier moyen, la Cour de cassation a par conséquent cassé l’arrêt de la Cour du travail d’Anvers et renvoyé la cause devant Cour du travail de Gand. Elle sera jugée à nouveau devant cette juridiction d’appel, sauf en ce qui concerne l’existence, désormais exclue, d’une discrimination directe.
7. Quel enseignement retenir de l’arrêt du 9 octobre 2017 dans la problématique du port du foulard ou des signes convictionnels au travail, dans le secteur privé ?
Cet enseignement reste finalement assez limité.
En ce qui concerne le caractère de discrimination directe de l’interdiction par l’employeur du port des signes convictionnels au travail, la Cour de cassation s’est placée, comme elle en avait l’obligation, dans le droit fil de la Cour de justice de l’Union européenne qu’elle avait interrogée : une telle interdiction, et le licenciement donné pour l’avoir méconnue, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions.
Pour ce qui est de la question de savoir s’il s’agit d’une discrimination indirecte, la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer. C’est à la Cour du travail de Gand, dans la cause de Madame A., et aux juges du fond, dans d’autres litiges, qu’il appartiendra de prolonger la ligne tracée par la Cour de Luxembourg. Il leur reviendra d’apprécier – peut-être au cas par cas – si les pratiques imposées par les employeurs se révèlent concrètement désavantageuses pour un groupe de travailleurs donné et, dans l’affirmative, si ces employeurs sont en mesure de leur donner une justification légitime, objective et proportionnée. Cette question, devenant centrale dans la problématique, reste ainsi ouverte.
Enfin, et peut-être de manière inattendue, c’est la question accessoire de la responsabilité de l’employeur à l’occasion du licenciement donné pour des motifs discriminatoires qui constitue sans doute le principal intérêt de l’arrêt du 9 octobre 2017. L’affaire de Madame A. a ainsi donné à la Cour de cassation l’occasion d’indiquer que la connaissance par l’employeur du caractère discriminatoire de son comportement est un critère dépourvu de pertinence. Engage la responsabilité de l’employeur tout licenciement discriminatoire, ou motivé par la méconnaissance d’un ordre discriminatoire, sans qu’il importe que l’employeur ait eu conscience du caractère répréhensible de son action. L’appréciation de cette responsabilité revêt ainsi désormais un caractère objectif, lié à la seule existence d’une situation de discrimination.
Votre point de vue
Nadine Le 7 mars 2018 à 16:36
Nous sommes passés de l’ère de l’information à celle de la communication. L’urgence n’est plus d’informer mais de faire diversion sous n’importe quel prétexte. Cette affaire de foulard sert de hareng rouge et est essentiellement caricaturale sur le fond.
Pour l’instant on nous sert de l’agitation qui ne mènera à rien, comme d’habitude, sauf à vendre de la lessive.
Je m’inscris contre l’hystérie moralisatrice infantilisante qui envahit la sphère publique et qui va finir par tuer toute créativité, comme si chacun avait perdu ses facultés de jugement, d’appréciation, de critique, en toute indépendance d’esprit.
Gisèle Tordoir Le 12 mars 2018 à 22:53
Chère Nadine, Pire que l’ère de la comm’, on veut nous imposer l’ère du prêt-à-penser...Et surtout ne laisser aucune chance à quelle que velléité que ce soit...Toutes et tous dans le même moule ridicule de la bien-pensance...C’est sans compter sur l’indépendance et sur l’honnêteté intellectuelle de beaucoup d’entre nous...La question du voile est un faux sujet de société. Il suffit d’avoir la volonté et le courage de l’interdire : un point, c’est tout...
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Amandine Le 1er mars 2018 à 15:56
Les actes accomplis par cette travailleuse et le cadrage juridique sous lequel est présentée sa demande d’indemnité pour abus de droit semblent ne pas faire bon ménage avec les dispositions d’application en matière de droit du travail, individuel et collectif, ainsi :
– La loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie, qui institue le Conseil d’Entreprise, organe paritaire, composé d’une part du chef d’entreprise et de ses délégués désignés par lui et d’autre part, des représentants des travailleurs, élus tous les quatre ans par les travailleurs de l’entreprise. Il entre dans ses attributions de rédiger le règlement de travail, dont le contenu, la portée, et les modalités d’établissement et de modification sont fixés par la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail.
– La loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail, qui fixe les conditions générales de travail et donne aux travailleurs une information sur le fonctionnement et l’organisation du travail dans l’entreprise ou dans l’institution qui l’emploie.
Ne faut-il pas tenir compte des dispositions de ces deux législations, qui ont été prises dans l’intérêt des deux parties, et qui doivent être respectées aussi bien par les travailleurs que par les employeurs ?
Ce type de procédure paraît laisser peu de place au droit du travail, sauf en ce qui concerne la demande d’indemnité pour abus du droit de licencier. Il contribue ainsi, sans doute de manière involontaire, au détricotage et à la disqualification du travail accompli au niveau des partenaires sociaux, et va à l’encontre du travail des organisations syndicales dans la défense des intérêts des travailleurs.
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skoby Le 1er mars 2018 à 13:56
Je trouve que la Justice devrait une fois pour toutes prendre une décision claire.
Je pense qu’un patron devrait prévoir dans son règlement que le port du foulard
à l’intérieur des immeubles de bureau devrait être interdit, tout comme n’importe
quel couvre-chef. Les hommes ne peuvent pas circuler à l’intérieur des bureaux
avec un chapeau ou une casquette. Tout cela doit correspondre à une certaine
politesse, qui est valable pour tous les employés.
Pourquoi un client de cette société devrait-il accepter qu’un employé ou un ouvrier
qui est envoyé par la société chez ce client, puisse ne pas se découvrir en entrant
dans les bureaux de ce client ?
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