Un recours méconnu à charge des États désobéissants de l’Union européenne : l’action en manquement

par Frédéric Dopagne - 14 décembre 2015

Les États membres de l’Union européenne doivent respecter le droit européen. Certes, mais qui vérifie qu’il en va bien ainsi ?
L’Union dispose à cet effet d’une « gardienne » : la Commission européenne. Afin de faire respecter le droit européen par les États membres, elle dispose en effet d’un outil redoutable, qui ne connaît pas d’équivalent dans les autres organisations internationales et qui témoigne dès lors clairement de la nature « intégrée » ou « supranationale » de l’Union européenne : le recours en manquement devant la Cour de justice, organisé aux articles 258 à 260 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Voilà une manière originale de concevoir une forme de justice, qu’illustre pour nous Frédéric Dopagne, chargé de cours à l’Université catholique de Louvain et avocat au barreau de Bruxelles.
Il n’est pas impossible que pareille action soit menée contre bon nombre d’États membres de l’Union en raison de leurs déficiences ou leurs réticences dans la mise en œuvre de leurs obligations européennes en matière d’accueil des candidats réfugiés, dont la presse a récemment fait écho (ex. :cliquez ici).

1. La procédure en manquement permet à la Commission de poursuivre, devant la Cour de justice de l’Union européenne à Luxembourg, un État membre dont elle estime qu’il a manqué à une de ses obligations aux termes du droit de l’Union (traités, règlements, directives, etc.).

L’action en manquement est certes ouverte également aux États membres eux-mêmes, lorsqu’ils entendent dénoncer une violation commise par un autre État membre. Ils l’utilisent toutefois de manière extrêmement rare : les loups ne se mangent pas entre eux…

En pratique, c’est donc à la Commission que l’on doit, dans l’immense majorité des cas, l’initiative du recours.

Cela étant dit, il est possible que la Commission ait été avertie du manquement par un État membre, par une autre institution, ou même par une personne privée (par exemple, une entreprise qui se plaindrait d’une aide d’État illégale accordée à une entreprise concurrente). La Commission conserve cependant toujours son pouvoir discrétionnaire de déclencher ou non la procédure.

On notera que seuls les États membres sont susceptibles d’être poursuivis en manquement. Peu importe que la violation soit en réalité imputable à une collectivité fédérée. C’est ce qui explique, par exemple, que la Belgique ait été condamnée à plusieurs reprises à Luxembourg pour des manquements aux obligations européennes en matière d’environnement, alors qu’une Région – compétente dans ce domaine – était à l’origine de la violation. En témoigne par exemple la condamnation de la Belgique par la Cour de justice en raison de la mauvaise transposition de directives européennes sur les eaux usées, que Nicolas De Sadeleer a illustrée sur Justice-en-ligne (« La Cour de justice de l’Union européenne condamne financièrement la Belgique pour ses insuffisances en matière d’eaux usées : comment répartir la condamnation entre les trois Régions ? »).

2. Avant que l’affaire soit portée devant la Cour, une phase administrative « précontentieuse » a lieu, en deux temps.

D’abord, la Commission donne à l’État membre concerné l’occasion de présenter ses observations sur la violation alléguée. Ensuite, elle émet un « avis motivé », équivalent d’une mise en demeure.

Ce n’est que si l’État membre ne s’est pas conformé à cet avis motivé dans le délai prescrit par la Commission, que celle-ci peut saisir la Cour.

3. C’est à cette dernière qu’il appartient finalement de juger s’il y a, ou non, manquement.

Si tel est le cas, l’État membre défaillant est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires à l’exécution de l’arrêt de la Cour ; cela peut impliquer, notamment, une modification de la législation nationale, si le manquement constaté provient du fait que cette législation n’est pas compatible avec le droit de l’Union.

4. Si la Commission considère que l’État membre n’a pas correctement exécuté l’arrêt, elle peut saisir la Cour une seconde fois, après avoir mis l’État membre en mesure de présenter ses
observations.

Depuis le Traité de Maastricht (1992), la Cour peut alors, à l’occasion de ce second recours, et si elle reconnaît que l’État membre ne s’est effectivement pas conformé à son premier arrêt, décider de lui infliger le paiement d’une « somme forfaitaire » (une forme d’amende) et/ou d’une astreinte (une pénalité financière sanctionnant le retard dans l’exécution de l’arrêt).

La Cour n’a pas hésité à faire usage de ce pouvoir dans un certain nombre de cas, et a ainsi imposé le paiement de montants quelquefois colossaux ; pour un exemple, il est à nouveau renvoyé à l’article précité de Nicolas De Sadeleer.

Nul doute qu’il y a là un élément efficace de pression sur les États membres afin de les amener à respecter le droit de l’Union.

Depuis le Traité de Lisbonne (2007), la Cour peut même, si la Commission l’y a invitée, infliger ces sanctions pécuniaires dès le premier arrêt, dans l’hypothèse spécifique où le manquement résulte du fait que l’État membre n’a pas transposé une directive européenne.

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 15 décembre 2015 à 16:43

    Peut-il en aller de même dans ce cas de figure précis (cfr. l’article) "la Cour européenne des droits de l’homme incite le justiciable à éprouver la protection de ses droits fondamentaux devant son juge national." ? (article du 25/11/2015)
    Quand le justiciable le fait, ce droit lui est refusé par son juge national. Il s’agit, si je comprends l’article dont question, d’une quasi-obligation d’user d’un droit qui, dans les faits, est refusé au justiciable...
    Ne s’agit-il pas, effectivement, d’un grave manquement de la part des autorités judiciaires nationales que de fonctionner, à ce point, en contradiction totale entre la théorie et la pratique ?...Le recours en manquement à l’encontre de la justice nationale, via la commission européenne, est-elle envisageable auprès de la cour de justice de l’union européenne ?

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Frédéric Dopagne


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chargé de cours à l’Université catholique de Louvain et avocat au barreau de Bruxelles

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