Quand la Cour européenne se montre intransigeante face aux discours de haine ou glorifiant les crimes de masse

par Philippe Frumer - 22 octobre 2021

Le 2 septembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée par deux arrêts pour valider des restrictions à la liberté d’expression dans un contexte extrémiste : dans le premier cas, il s’agissait de l’apologie du terrorisme et, dans le second, de propos racistes sur les réseaux sociaux.

Le contexte de ces deux affaires est différent et certaines des questions juridiques qu’elles soulèvent le sont aussi.

Concernant toutefois des expressions extrémistes, il était intéressant de rapprocher ces deux arrêts, ce qu’a fait ci-dessous Philippe Frumer, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles.

1. On le sait, selon l’expression utilisée de longue date par la Cour européenne des droits de l’homme elle-même, la liberté d’expression s’étend aux idées qui choquent, heurtent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population.
Pour autant, cette liberté n’est pas absolue et ne protège pas les propos encourageant, promouvant ou justifiant la haine fondée sur l’intolérance ou les crimes d’atteintes volontaires à la vie, en particulier dans un contexte terroriste.

2. Les arrêts Z.B. c. France et Sanchez c. France rendus par la Cour européenne des droits de l’homme le 2 septembre 2021 confirment et illustrent cette orientation de la jurisprudence européenne.

Dans les deux cas, la Cour a estimé qu’en condamnant les requérants, la France n’avait pas porté atteinte à leur liberté d’expression.

Relevons toutefois d’emblée que les deux affaires concernent des formes d’expression différentes et s’inscrivent chacune dans des contextes soulevant des questions juridiques distinctes.

3. Monsieur Z.B était poursuivi pour avoir fait porter en 2012 à son neveu de trois ans, prénommé Jihad, un T-shirt qu’il lui avait offert, sur lequel il avait fait inscrire « Je suis une bombe » sur la poitrine et « Jihad, né le 11 septembre » dans le dos.

Deux membres du personnel de l’école maternelle que fréquentait le neveu prirent connaissance de ces inscriptions alors qu’ils rhabillaient l’enfant. Informé des faits, le maire de la commune en saisit le procureur de la République, qui décida de poursuivre Monsieur Z.B et sa sœur, la mère de l’enfant, pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie.

4. Ayant été condamné à deux mois d’emprisonnement avec sursis et à une amende de 4000 euros, Monsieur Z.B. introduisit un recours devant la Cour européenne, soutenant comme il l’avait fait devant les juridictions nationales que les inscriptions litigieuses relevaient du registre humoristique et ne traduisaient en aucun cas une forme de valorisation des attentats du 11 septembre 2001.

5. Si la Cour européenne a confirmé que le discours humoristique relevait bien de la liberté d’expression que protège l’article 10 de la Convention européenne, y compris lorsqu’il revêt un caractère transgressif ou provocateur, elle n’en a pas moins insisté sur les devoirs et les responsabilités de celui qui s’en prévaut. Sur ce point, la Cour s’en est remise à l’appréciation de la juridiction française ayant condamné le requérant, selon laquelle les inscriptions litigieuses ne dénotaient pas un trait d’humour, mais une volonté délibérée de valoriser des crimes de masse, en les présentant sous un jour favorable.

6. Les restrictions à la liberté d’expression sont d’autant moins admissibles que les propos en cause relèvent du débat politique ou portent sur des questions d’intérêt général mais la Cour européenne a relevé que les inscriptions litigieuses n’avaient aucunement contribué à de telles questions.

Dans ce cas de figure, l’État disposait d’une plus grande latitude pour restreindre la liberté d’expression.

7. La Cour européenne a également attaché une importance particulière au contexte de menace terroriste dans lequel s’inscrivaient les faits de la cause. De surcroît, peu de temps avant les faits litigieux, un attentat terroriste survenu dans une école avait causé la mort de plusieurs enfants.

Tout en relevant que les inscriptions n’avaient été vues que par deux personnes, la Cour souligna que le requérant devait être conscient de l’impact et de l’émotion que celles-ci pouvaient susciter dans une enceinte scolaire.

8. Au-delà du mauvais goût incontestable des inscriptions litigieuses et de la réprobation qu’elles suscitent, il est permis de formuler certaines réserves quant à la motivation de l’arrêt Z.B. c. France.

En particulier, on peut s’étonner que la Cour n’ait pas mentionné les textes supranationaux applicables, et notamment la Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005 ‘pour la prévention du terrorisme’ .

Cet instrument, que la France a ratifié, requiert en son article 5 que les États parties incriminent la provocation publique à commettre une infraction terroriste. La provocation peut être indirecte mais elle doit, aux termes de cet article, s’accompagner d’une intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste.

Elle doit par ailleurs créer un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.

Il apparaît donc que cette convention, qui ne requiert pas des États parties qu’ils érigent en infraction l’apologie de terrorisme, se montre plus exigeante quant aux éléments constitutifs de la provocation publique à commettre une infraction terroriste. Il aurait été utile que la Cour explique les raisons pour lesquelles elle retenait d’autres critères que ceux énoncés dans cette convention.

9. Il est également permis de regretter que la Cour s’en soit largement remise à l’appréciation des juridictions nationales, sans faire état de la situation dans les autres États parties à la Convention, alors que certains d’entre eux ne retiennent pas l’incrimination d’apologie de terrorisme. Tel est notamment le cas de la Belgique. Il est vrai que le Protocole n° 15 à la Convention européenne, récemment entré en vigueur, insère dans le préambule de la Convention un paragraphe mentionnant explicitement la marge d’appréciation dont disposent les Etats parties lorsqu’ils garantissent les droits et libertés énoncés dans la Convention…

10. L’affaire Sanchez c. France s’inscrivait, quant à elle, dans un contexte politique et électoral et posait des questions différentes, liées à la responsabilité pénale du titulaire d’un compte Facebook à raison de propos tenus par des tiers, question sur laquelle la Cour ne s’était pas encore prononcée.

11. En 2011, le requérant, M. Sanchez, était élu local et candidat du Front national aux élections législatives dans la circonscription de Nîmes. Il posta sur le mur de son compte Facebook, qu’il gérait personnellement et ouvert au public, un billet concernant l’un de ses adversaires politiques.

À la suite de ce billet, deux personnes y déposèrent des commentaires particulièrement haineux à l’égard des personnes musulmanes. L’un de ces commentaires visait par ailleurs la compagne de l’opposant politique en mentionnant son prénom, à consonance maghrébine, et en l’associant à la politique de son compagnon. Si l’auteur de ce dernier commentaire le retira promptement, les autres commentaires subsistèrent plusieurs semaines sur le mur Facebook de M. Sanchez.

Par ailleurs, celui-ci se contenta d’y publier un message invitant les internautes à surveiller leurs commentaires lorsqu’il apprit le lendemain que la compagne de l’opposant politique avait déposé plainte, se sentant personnellement insultée par la teneur des commentaires.

12. M. Sanchez et les auteurs des commentaires litigieux furent poursuivis et condamnés à des amendes pour provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. Il convient de souligner que la condamnation du requérant n’était pas liée à des propos qu’il aurait lui-même tenus, mais à la circonstance qu’il était le titulaire du compte Facebook sur lequel les deux auteurs avaient publié les commentaires haineux. À ce titre, ayant choisi de rendre public son mur Facebook, il devenait responsable de la teneur des propos publiés.

13. Pour conclure que la condamnation pénale du requérant représentait une ingérence proportionnée dans sa liberté d’expression, la Cour a notamment relevé que les commentaires litigieux constituaient indéniablement une incitation à la haine à l’égard de personnes en raison de leur appartenance religieuse. Or, les personnalités politiques assument une responsabilité particulière dans la lutte contre les discours de haine, y compris en période préélectorale.

C’était donc à juste titre, selon la Cour, que les juridictions internes avaient reproché à M. Sanchez son manque de vigilance et de réaction face aux commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook, certains d’entre eux étant demeurés visibles pendant près de six semaines.

14. Entre autres considérations, la Cour a également souligné que c’était en qualité de producteur d’un site de communication au public en ligne que le requérant avait été jugé responsable, de sorte qu’il avait été condamné pour un comportement distinct de celui des auteurs des propos litigieux, par ailleurs également condamnés.

15. L’arrêt Sanchez a fait l’objet d’une opinion dissidente, insistant sur la nécessité de décorréler l’affaire de son contexte et de la teneur des propos pour aborder la question de principe posée, à savoir celle de la responsabilité pénale du titulaire d’un compte Facebook lorsque des propos répréhensibles y sont publiés par des tiers.

Dans un arrêt Delfi c. Estonie, par ailleurs critiqué sur Justice-en-ligne , la Cour européenne avait considéré que la condamnation d’un grand portail d’actualités en ligne, exploité à des fins commerciales, à raison des commentaires injurieux postés par des internautes ne violait pas la liberté d’expression.

Or, dans cet arrêt, la Cour avait semblé vouloir distinguer cette situation de celle des forums de discussion et des réseaux sociaux.

L’arrêt Sanchez applique désormais une solution similaire pour le titulaire d’un compte public sur un réseau social, alors que celui-ci ne l’exploite pas à des fins commerciales, tout en insistant sur sa qualité de personnage politique.
Selon la juge dissidente, une telle solution revient à faire peser sur le requérant une obligation de contrôle très lourde, sans qu’il faille démontrer que celui-ci avait connaissance des messages illicites postés par autrui. Une telle obligation de contrôle serait susceptible d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression.

16. Il faut néanmoins relever que la Cour devait uniquement se prononcer sur le cas d’espèce qui lui était soumis.

On ne saurait dès lors déduire de l’arrêt Sanchez que la Cour adopterait nécessairement la même solution face à des propos illicites tenus par des tiers ne correspondant pas à une incitation à la haine ou lorsque le titulaire d’un compte sur un réseau social n’a pas la qualité de personnage politique.

17. Les affaires Z.B. et Sanchez soulèvent d’importantes questions touchant à la liberté d’expression.

Dans les deux cas, la Cour s’est montrée très stricte à l’égard des discours de haine ou faisant l’apologie de crimes de masse.

Pour autant, le raisonnement suivi n’étant pas exempt de critiques, il serait sans doute utile que ces affaires soient renvoyées devant la Grande Chambre de la Cour pour que celle-ci se prononce sur ces questions de principe, si toutefois les requérants en faisaient la demande et que celle-ci était acceptée.

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Philippe Frumer


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Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles

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