La Cour suprême des Etats-Unis, la politique et le politique

par Pascal Mbongo - 17 juillet 2012

Le 28 juin 2012, la Cour suprême des Etats-Unis a validé pour l’essentiel la loi américaine portant réforme de l’assurance maladie, l’une des mesures phares de la présidence de Barack Obama.

C’est l’occasion pour Justice-en-ligne de revenir sur le rôle si important joué par la plus haute juridiction des Etats-Unis dans ce pays, compte tenu notamment de ce que d’aucuns appellent sa « politisation ».

Nous avons pu compter à cet effet sur le concours d’un fin connaisseur de la Cour suprême en la personne de Pascal Mbongo, professeur des facultés de droit à l’Université de Poitiers, jurisconsulte, directeur d’un programme d’enseignement et de recherche en droit américain et président de l’Association française de droit des médias et de la culture.

La décision rendue par la Cour suprême des Etats-Unis le 28 juin 2012 sur la constitutionnalité de la loi portant réforme de l’assurance maladie (Patient Protection and Affordable Care Act) fut un événement. Si l’on s’interdit de la juger historique c’est parce qu’elle n’a pas renversé tel ou tel important précédent de la Cour (un « précédent » est une décision judiciaire antérieure qui, dans le système américain dit de common law ou de judge made law, a une force juridique que l’on peut comparer aux lois dans le système continental européen, tel qu’il est en vigueur par exemple en Belgique ou en France) et que l’effectivité de la loi en cause est suspendue à différents autres facteurs comme l’élection présidentielle, les élections au Congrès, les élections de gouverneurs prévues à la fin de cette année. L’on se propose plutôt de revenir sur un autre aspect des lectures offertes de l’arrêt au grand public : la question de la « politisation » de la Cour suprême.

Cette autre grille de compréhension a puisé à deux considérations factuelles. Il y a d’abord le fait que l’arrêt du 28 juin a été perçu comme faisant partie d’un ensemble de décisions rendues à la fin de la session dans le sens des préférences de la « gauche » par une juridiction réputée « pencher à droite ». Les autres arrêts de ce prétendu pack ont été rendus le 25 juin 2012 : l’arrêt Arizona v. U.S., par lequel la Cour a censuré partiellement une loi de l’Arizona relative à l’immigration ; l’arrêt Miller v. Alabama, dans lequel elle s’est opposée à l’existence, s’agissant de mineurs, de réclusions criminelles à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. L’autre considération qui a attisé l’interprétation de l’arrêt du 28 juin 2012 dans le registre de la « politisation » tient au fait que le président de la Cour suprême, le juge John Roberts, dont le vote contre la loi était réputé acquis il y a quelques mois, a lui-même commis l’opinion majoritaire de la Cour.

Ces faits sont exacts mais partiels. C’est en effet la même Cour suprême qui a rendu, au même moment, d’autres arrêts jugés conservateurs par la gauche politique et intellectuelle. L’arrêt American Tradition Partnership, Inc. v. Bullock par exemple, rendu lui aussi le 25 juin 2012, perpétue l’acceptation par la Cour du financement des activités politiques par les entreprises. D’autre part il n’est pas besoin d’invoquer Machiavel pour comprendre que le président de la Cour a été l’auteur de l’opinion majoritaire de la Cour. Il se trouve que, selon les règles en usage à la Cour, dans le contexte du délibéré, un vote est d’abord intervenu sur le sens de la décision. Dans un deuxième temps, par suite de l’usage qui veut que, lorsque le président est dans la majorité, ce soit lui qui désigne le juge qui rédige l’opinion majoritaire, le président de la Cour a cru devoir s’acquitter lui-même de cette tâche.

Jusqu’à plus ample informé, les intentions politiques imputées au président de la Cour suprême sont donc des conjectures. Dès lors, la question est de savoir si et comment il est possible de parler de « politisation » de la Cour suprême en s’abstrayant de ce type de conjectures. Formulée autrement, cette question revient à se demander s’il y a dans le travail de la Cour suprême des Etats-Unis des considérations objectivement politiques et si celles-ci sont plus importantes aujourd’hui qu’hier.

Comme cet enjeu ne se rapporte en définitive qu’aux grands arrêts de la Cour, ce sont donc eux qu’il faut « pister ».

Or il n’y a pas un seul grand arrêt de la Cour qui en soit exempt. Et la vérification de cette proposition est d’autant plus aisée que ces considérations objectivement politiques sont explicitées en tout ou en partie dans l’opinion majoritaire de la Cour et qu’elles tiennent de la philosophie morale, de la sociologie, de l’histoire, de l’économie, de la psychologie sociale.

Les conclusions de la Cour à gauche ou à droite, en faveur de l’Etat fédéral ou des Etats, conservatrices ou progressistes, sont donc très largement indexées sur les usages que les juges font de ces ressources intellectuelles extérieures à des énoncés constitutionnels qui sont plus ou moins généraux.

La Cour suprême peut-elle se dispenser de ces ressources extra juridiques dans son interprétation de la Constitution ? Certains conservateurs pensent que oui. Aussi voudraient-ils, en substance, que la Cour suprême et les juridictions fédérales s’en tiennent au texte, à « l’intention » des Pères fondateurs ou à « ce qu’auraient pensé » les Pères fondateurs. Cette doctrine, l’originalisme, a ses partisans au sein même de la Cour suprême, les juges Antonin Scalia et Clarence Thomas. Or il est intéressant de noter que, dans certains cas, les arrêts Boumedienne v. Bush et District of Columbia v. Heller en 2008 par exemple, les juges dissidents Antonin Scalia et John Paul Stevens ont développé des interprétations de tel et tel aspect de l’histoire américaine différentes de celle des juges majoritaires. Au point que l’on s’est demandé si ces interprétations historiographiques des juges majoritaires ou minoritaires étaient « conformes » au travail des historiens professionnels et, in fine, si l’histoire relevait de l’opinion ou d’un genre littéraire comme un autre ou si elle relevait authentiquement de la connaissance.

La gauche américaine accepte plus volontiers l’idée que la Cour suprême et les juridictions fédérales ne sauraient faire autrement que recourir à des ressources extratextuelles : parce que ce serait dans la nature même du travail interprétatif des juges, que ceux-ci le reconnaissent ou non ; parce que ce n’est qu’à cette condition que des textes anciens peuvent être adaptées à des époques successives. L’un des plus influents penseurs contemporains à gauche de cette doctrine est le professeur Cass R. Sunstein, dont aucun ouvrage n’a curieusement été traduit en langue française. Ce progressisme judiciaire, que la droite américaine assimile volontiers à du « gauchisme », a connu une prospérité particulière à la faveur et dans le contexte des « guerres culturelles » américaines, cette expression étant prise ici dans un sens large pour désigner les débats relatifs à l’Etat social, à l’égalité raciale, à l’avortement, aux droits des homosexuels, à la peine de mort, etc. Or les sciences sociales et humaines ne sont pas les moins actives dans ces débats. Et qu’elles y soient tendanciellement « progressistes » n’a rien de surprenant : œuvrer à la désaliénation des individus et au progrès humain à partir de la connaissance est en quelque sorte leur ambition constitutive. Pour ainsi dire, derrière l’originalisme, il y a sinon un anti-intellectualisme, du moins un refus d’une intellectualité de gauche. Quant à la gauche américaine, dans une société exceptionnellement attachée à l’idée que tous les pouvoirs, même ceux des juges, doivent être limités, son problème est de pouvoir répondre de manière non-exclusivement spéculative ou académique à cette question : comment éviter que le recours à des ressources extratextuelles ne conduise à un arbitraire des juges ?

Aussi longtemps qu’existeront des « questions de société » très clivantes sur l’axe droite-gauche, ce débat sur la politisation de la Cour suprême existera donc aux Etats-Unis. C’est une autre question de savoir pourquoi le même débat est plus euphémistique en Europe, s’agissant en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme.

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Pascal Mbongo


Auteur

professeur des facultés de droit à l’Université de Poitiers, avocat au Barreau de Paris

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