1. Nesrine Malik, éditorialiste du Guardian, compare l’utilisation des ordonnances exécutives par Trump au « droit divin des rois », suggérant que leur usage et contenu accélère l’érosion des normes démocratiques à l’échelle mondiale.
Et, de fait, tous les acteurs judiciaires qui ont réagi à ces décrets, plaignants ou juges de districts, l’ont fait au nom des normes qui régissent la démocratie américaine, tandis que les experts affirmaient que ces décrets violaient les principes constitutionnels des États-Unis, comme Michael Waldman du Brennan Center de NYU, l’Université de New York.
Des questions clés pourraient être portées devant la Cour suprême, comme la fin de la citoyenneté de naissance ou le gel des dépenses fédérales.
2. La Cour suprême est compétente pour confirmer en dernière instance les violations et abus du pouvoir exécutif fédéral.
S’il faut espérer pour la démocratie américaine qu’elle le fasse sans hésiter dans les cas patents d’atteinte à la séparation et à l’équilibre des pouvoirs, rien n’est complètement sûr. Et il semble encore plus difficile de prédire l’annulation d’autres décrets si jamais la Cour avait à trancher les plaintes et injonctions qui ont été déposées ou émises pour atteinte aux droits fondamentaux d’une catégorie marginale de citoyens (les transgenres) et atteintes aux droits des étrangers, qu’ils soient demandeurs d’asile, bénéficiant de programmes spéciaux ou illégaux. C’est ce qui sera exposé ci-dessous, au point I.
La seconde partie du présent article posera la question de savoir si les plaintes et injonctions pour abus de pouvoir exécutif et violation de la Constitution peuvent être qualifiées de « cause urgente » (point II, plus bas), ce qui peut avoir des conséquences quant à l’étendue du contrôle de la Justice américaine sur plusieurs des actes posés par Donald Trump.
I. Les plaintes et injonctions pour violation des droits fondamentaux : une cause perdue ?
La violation des droits des personnes transgenres : la réserve prévisible de la Cour
3. Les décrets présidentiels de février 2025 reviennent sur « l’inclusion des transgenres » dans tous les secteurs dépendant de l’État fédéral et dans toutes les activités sportives. Ils ont en en fait mis en lumière la précarité de la reconnaissance des transgenres.
Les transgenres n’ont pas de protection légale dans plusieurs États – 22 d’entre eux interdisent d’ailleurs tout changement de sexe hormonal ou chirurgical aux mineurs – et ils ne bénéficient pas de la protection d’une loi fédérale droits des LGBTQ, qui n’a jamais été adoptée.
4. De fait, c’est la justice fédérale qui a jusqu’à présent assuré l’essentiel de leur inclusion, dans le cadre de contentieux sportifs, par son interprétation égalitaire du titre IX de la Constitution fédérale, qui interdit la discrimination sexuelle dans les programmes éducatifs.
Ainsi, en aout 2024, une cour d’appel fédérale a statué en faveur de deux filles transgenres en Arizona, leur permettant de continuer à participer aux équipes sportives féminines, alors qu’une loi de l’État exigeait que les élèves-athlètes rejoignent les équipes correspondant à leur sexe assigné à la naissance. En septembre 2024, un tribunal fédéral a suspendu l’application d’une loi du New Hampshire interdisant aux filles transgenres de rejoindre des équipes sportives féminines. En novembre 2024, un juge fédéral a rejeté une demande visant à interdire la participation d’une athlète transgenre à un tournoi de volleyball féminin à l’Université d’État de San Jose. La décision du tribunal a permis à l’athlète de continuer à concourir.
5. La Cour suprême va devoir trancher bientôt dans deux autres affaires qui risquent de renverser cette « loi du pays » égalitaire : celle du Département fédéral de la Justice et de plusieurs familles contre la loi du Tennessee de 2023 interdisant le changement de sexe des mineurs. À l’occasion de l’audition des parties à ce procès en décembre 2024, les neuf juges de la Cour suprême se sont montrés très réservés sur le droit des mineurs à changer de sexe.
L’autre affaire est celle de la plainte fédérale déposée en mars 2024 par seize athlètes féminines contre la National Collegiate Athletic Association (NCAA) pour avoir autorisé les femmes transgenres à concourir dans les sports universitaires féminins et à utiliser leurs vestiaires.
Il est peu probable que la Cour Suprême donne tort à ces plaignantes, de sorte qu’elle risque de suivre le décret présidentiel « Keeping Men Out of Women’s Sports » et rejettera les décisions inférieures si elles donnaient raison à la plainte immédiate d’étudiants transgenre du New Hampshire, aux autres recours déposés (interdiction aux transgenres de s’engager et de servir dans l’armée, interdiction de fournir des soins de changement de sexe aux moins de dix-neuf ans, interdiction de modifier la mention unique des deux sexes biologiques sur le passeport) ou aux injonctions de juges fédéraux qui ont déjà bloqué certaines des mesures antitransgenres.
Les violations des droits des personnes étrangères : une réserve très ancienne de la Cour
6. Pour tenir sa promesse de campagne d’en finir avec l’immigration indésirable, le président Trump a signé dès son arrivée un décret intitulé « Pour protéger le peuple américain de l’invasion » suspendant l’arrivée de migrants demandeurs d’asile, y compris ceux qui l’avaient obtenu (soit un total de 44400 personnes), interdisant l’entrée des États-Unis aux ressortissants de six pays (Iran, Libye, Syrie, Somalie, Soudan et Yémen), mettant fin aux programmes d’accueil temporaire (statut protégé temporaire), autant de décisions qu’il avait déjà prises en 2017.
La puissante association de défense des droits civiques ACLU et d’autres organisations de défense des droits et d’aide aux réfugiés ont déposé, comme en 2017, un recours fédéral devant la Cour de District de Columbia, au 3 février, pour décision illégale outrepassant l’autorité du Congrès (le Parlement américain).
7. Début février 2025, un autre décret a suspendu le programme fédéral de réinstallation des réfugiés et le financement des agences de réinstallation parce que les villes et les communautés auraient été submergées par « des niveaux records de migration » et n’avaient pas la capacité d’« absorber un plus grand nombre de migrants et en particulier de réfugiés ».
Aussitôt, les groupes d’aide aux réfugiés, quasiment tous religieux, dont l’International Refugee Assistance Project, le Church World Service, l’Agence juive de réinstallation des réfugiés et le Lutheran Community Services Northwest, ont déposé plainte devant la Cour de District à Seattle, déclarant cette suspension illégale – elle violerait selon eux l’autorité du Congrès et de ses lois sur l’immigration –, demandant l’annulation du décret et le retour des financements.
8. De plus, 27 organisations religieuses se sont rassemblées dans un recours devant la Cour de District de Columbia (DC), le 11 février, contre l’annulation, par le Département de la sécurité intérieure, de la directive Biden interdisant aux agents des frontières et du contrôle de l’immigration, l’accès aux « zones sensibles » comme les lieux de culte et les dispensaires, pour traquer les immigrants clandestins.
La décision constitue pour les Églises « une entrave substantielle à la liberté religieuse » des fidèles vulnérables, dont elle apporte la preuve avec l’arrestation près d’Atlanta d’un couple de demandeurs d’asile au cours d’un culte dans une église pentecôtiste, « alors qu’ils écoutaient le sermon du pasteur ». Les évêques catholiques américains, qui ne figurent pas parmi les plaignants, ont, eux, multiplié les interventions ces dernières semaines. Leur critique a entrainé une réaction très agressive du Vice-Président Vance.
9. La Cour suprême peut-elle abonder dans le sens des plaintes, recours et injonctions sur les décrets immigration du Président ? C’est peu probable. Selon Johann Morri de la UC Davis School of Law, tout au long de son histoire, la Cour a fait preuve d’une certaine réserve en matière de droit des étrangers. Sa jurisprudence est marquée par une déférence à l’égard du législateur et de l’exécutif. Et on rappelle que les États-Unis n’ont jamais signé la Convention de 1951 sur le statut des réfugiés.
Sur le plan du droit objectif, la Cour a affirmé la compétence fédérale pour réguler l’immigration, dans le silence de la Constitution. Elle a aussi reconnu une large marge de manœuvre au pouvoir législatif dans le cadre de la doctrine du plenary power, qui limite le contrôle de constitutionnalité des lois en matière d’immigration et, dans une moindre mesure, reconnait un large pouvoir d’appréciation à l’exécutif.
II. Les plaintes et injonctions pour abus de pouvoir exécutif et violation de la Constitution : une cause urgente ?
10. Restent donc, à la différence du caractère « périphérique » des droits fondamentaux attaqués par les décrets, toutes les actions exécutives qui outrepassent ostensiblement les limites du pouvoir présidentiel.
Elles devraient être l’occasion, pour la justice fédérale, de remettre Donald Trump et son administration dans les limites de ses propres pouvoirs. Si la Cour ne le faisait pas, les États-Unis entreraient de facto dans une forme de pouvoir qui ne respecte pas la Constitution américaine parce qu’il dérive vers l’autoritarisme.
Pour l’heure, ces décrets ont provoqué une levée de boucliers judiciaires.
Le droit du sol
11. Le 20 janvier 2025, le président Trump a signé le décret exécutif 14160, intitulé « Protecting the Meaning and Value of American Citizenship ». Ce décret vise à mettre fin à la citoyenneté de naissance pour les enfants nés aux États-Unis de parents sans papiers ou de ceux ayant un visa temporaire.
Il porte directement atteinte à la clause 1 du 14e amendement à la Constitution, datant de 1868.
Ce décret a été contesté par plusieurs plaignants, dont 22 procureurs généraux d’État, des groupes de défense des droits civils et des droits des immigrés, ainsi que des femmes enceintes. En février 2025, quatre juges fédéraux des Cours de District de Seattle, Boston, Concord, Baltimore ont émis des injonctions préliminaires, bloquant sa mise en œuvre à l’échelle nationale.
Le Département de la Justice a fait appel de ces décisions, qui progresseront jusqu’à la Cour Suprême.
L’interférence dans les dépenses fédérales
12. La création du Department of Government Efficiency (DOGE) (« Département de l’Efficacité gouvernementale ») décidée par le Président Trump et dirigé par Elon Musk, a fait l’objet d’un examen juridique scrupuleux face aux actions et décisions de ce nouveau « Département » (sans création ad hoc), qui ont alerté la justice fédérale et donné lieu à des plaintes immédiates.
En réponse, Musk et le vice-président J.D. Vance ont publiquement critiqué le rôle de la justice, considérant qu’elle outrepassait ses propres pouvoirs.
La coupure des fonds fédéraux
13. Le 27 janvier 2025, le Bureau de la gestion et du budget (OMB) a émis une note ordonnant une suspension temporaire de toute aide financière fédérale liée à divers programmes, y compris l’aide étrangère et les initiatives de diversité.
Des juges fédéraux ont bloqué cette suspension, affirmant que l’Exécutif n’avait pas l’autorité de retenir unilatéralement des fonds alloués par le Congrès, soulignant le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. Parmi eux, Le 31 janvier 2025, le juge de la Cour de District au Rhode Island, John J. McConnell Jr., qui a ordonné la reprise du versement des fonds fédéraux dans les États concernés, estimant qu’« aucune loi fédérale n’autorisait l’action unilatérale de l’Exécutif en l’instance ».
Le 10 février 2025, constatant que l’administration Trump avait « continué à geler de manière inappropriée des fonds fédéraux et refusé de reprendre la distribution des fonds fédéraux alloués », causant « un préjudice irréparable à une grande partie de ce pays », le juge McConnell a à nouveau ordonné à l’administration de « restaurer immédiatement les fonds gelés ».
L’accès du DOGE aux dossiers du Département du Trésor
14. Le 7 février 2025, le juge fédéral de la Cour de District à New-York a bloqué l’accès du DOGE aux dossiers du Département du Trésor, qui contiennent des données personnelles sensibles, telles que les numéros de sécurité sociale et les numéros de comptes bancaires de millions d’Américains. En plus de ces données, le système de paiement gère les remboursements d’impôts, les prestations de sécurité sociale, les prestations pour anciens combattants et bien plus encore, envoyant chaque année des trillions de dollars.
Ce juge, Paul A. Engelmayer a émis une injonction préliminaire après que dix-neuf procureurs généraux démocrates ont poursuivi Elon Musk et le DOGE. Selon lui, l’administration Trump a permis à l’équipe de Musk d’accéder au système central de paiements du Département du Trésor en violation de la loi fédérale. Engelmayer, qui a été nommé par le président Barack Obama, a également déclaré que toute personne interdite d’accès aux informations sensibles et qui les aurait emmagasinées depuis le 20 janvier devait immédiatement détruire ses téléchargements.
En réponse, une attaque médiatique en règle a suivi, du milliardaire Elon Musk et du Vice-président J.D. Vance, qui ont non seulement critiqué la décision du juge, mais ont également réattaqué la légitimité du contrôle judiciaire.
Indépendance des inspecteurs fédéraux, indépendance des agences et droit des fonctionnaires
15. Le président Trump a également renvoyé dix-sept inspecteurs généraux indépendants dans diverses agences fédérales sans l’avis préalable du Congrès, comme la loi l’exige. Il a également écarté des membres démocrates du Privacy and Civil Liberties Oversight Board, paralysant ainsi son fonctionnement.
Ces actions ont été contestées en justice, les plaignants affirmant que ces licenciements violaient les lois fédérales destinées à protéger l’indépendance des organes de contrôle et à prévenir les abus de pouvoir exécutif. Également, quand le président Trump a signé le décret exécutif du 20 janvier, ordonnant un gel de 90 jours de l’aide étrangère (USAID) pendant que son administration examinerait les dépenses, ce décret mettait plus de 2000 employés en congé administratif et prévoyait de réduire l’effectif de l’Agence d’environ 10000 à moins de 300 employés, dans un effort stratégique plus large visant à intégrer l’USAID dans le Département d’État, mettant ainsi fin à son statut d’agence indépendante.
L’American Foreign Service Association et l’American Federation of Government Employees, deux syndicats représentant les travailleurs de l’USAID, ont intenté une action en justice contre la mise en congé administratif forcé des employés, et ils ont gagné. Le juge Carl Nichols, nommé par Trump lors de son premier mandat, a réintégré 500 employés et interdit l’application du décret à 2200 autres employés représentés par les syndicats.
Cette décision est temporaire, mais elle donne à tous l’occasion de souligner que le président n’a pas l’autorité de démanteler une agence créée par le Congrès, ni de faire « virer » des employés du gouvernement fédéral sans raison.
Dans l’attente des jugements de la Cour suprême
16. Sur toutes ces affaires, il est à espérer qu’elles atteignent vite la Cour suprême et que cette dernière, immanquablement tatillonne sur le respect de la séparation des pouvoirs et de la philosophe constitutionnelle du check and balances, détermine l’abus de pouvoir présidentiel caractérisé.
Elle ferait l’inverse qu’elle se rendrait coupable de sabotage constitutionnel.