L’abus de droit : de quoi s’agit-il ?

par Noé Denoncin - 29 décembre 2025

Photo @ PxHere.com

Un internaute visiteur de Justice-en-ligne a interrogé Justice-en-ligne au sujet d’un litige qu’il a avec son voisin parce qu’il considère que ce dernier a empiété sur son terrain en y plaçant une barrière. Ce voisin avancerait le « caractère disproportionné » de la demande de notre visiteur tendant à retirer cette barrière parce que l’empiètement ne porterait que sur quelques dizaines de centimètres.
Cet internaute nous interroge sur le point de savoir si cette disproportion de sa demande pourrait l’emporter devant un juge sur le fait qu’il y a eu une violation de son droit de propriété, lequel est protégé par la loi.
Dans son dialogue avec ses visiteurs, Justice-en-ligne ne fournit jamais de consultations sur des litiges particuliers. Il se limite, au départ d’un exemple particulier, de traiter des questions générales qui sont ainsi posées et qui illustrent le rôle des juges dans la création et l’interprétation des règles de droit.
Ce qui est en jeu ici, c’est la notion d’abus de droit. Noé Denoncin, assistant à l’UCLouvain, nous explique de quoi il s’agit.

La raison d’être de la notion d’abus de droit

1. Si la sagesse populaire enseigne que l’excès nuit en tout ou qu’il ne faut pas abuser des bonnes choses, il en va de même pour l’exercice des droits qu’une personne détient. En effet, notre système juridique promeut l’image d’une personne tempérée, qui sait mobiliser ses droits sans verser dans l’excès ou la chicanerie ; en d’autres termes, sans verser dans l’abus de droit.

Explications.

2. Partons d’un exemple librement inspiré des faits à la base d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 14 octobre 2010.
Dans notre exemple, Monsieur s’est engagé à payer à Madame une pension alimentaire sur une base mensuelle à la suite de leur divorce. Bien des années plus tard et en raison des hasards de la vie, Monsieur se trouve dans une situation financière proche de la précarité alors que Madame mène un train de vie assez confortable. Pourtant, Madame continue de réclamer à Monsieur le montant de la pension alimentaire que Monsieur s’était engagé à verser.
Madame a-t-elle le droit de réclamer le paiement de la pension ? Sur le plan strictement formel, assurément. C’est ce que l’on appelle parfois la limite externe à l’exercice du droit.
Néanmoins, notre système juridique prévoit une sorte de filet de sécurité en invitant à se poser une seconde question : en exerçant son droit de pareille manière et en pareilles circonstances, Madame ne commet-elle pas un abus de droit ? C’est ce que l’on appelle parfois la limite interne à l’exercice du droit.

Le contenu de la notion d’abus de droit

3. La prohibition de l’abus de droit a, en premier lieu, été dégagée par la jurisprudence et a, au fil du temps, été érigée comme un principe général de droit.
Lors de la récente réforme du droit civil, cette prohibition a été consacrée à l’article 1.10 du Code civil, dans le livre consacré aux « dispositions générales ».

4. Dans cet article 1.10, on peut lire que « [c]ommet un abus de droit celui qui l’exerce d’une manière qui dépasse manifestement les limites de l’exercice normal de ce droit par une personne prudente et raisonnable placée dans les mêmes circonstances ».

5. Outre ce critère général, déjà connu avant la réforme du Code civil, il existe des critères plus spécifiques dégagés par la jurisprudence permettant de faciliter la détection d’un abus de droit.
Parmi ces sous-critères, on retrouve le critère de proportionnalité. En vertu de ce critère est abusif l’exercice d’un droit qui cause à autrui un préjudice sans proportion avec l’avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit. À l’aune de ceci, on peut donc estimer que, dans notre exemple, Madame exerce abusivement son droit au paiement de la pension alimentaire.

6. D’autres sous-critères permettent d’identifier l’existence d’un abus de droit, au titre desquels on trouve, entre autres : l’exercice d’un droit dans le but exclusif de nuire à autrui ; l’exercice d’un droit sans intérêt raisonnable et suffisant ; l’exercice d’un droit de manière telle que ce dernier se retrouve détourné de sa finalité (s’il en a une) ; l’exercice d’un droit d’une manière qui cause un préjudice à autrui alors que ce droit aurait pu être exercé avec la même utilité sans pour autant causer ledit préjudice ; l’exercice d’un droit d’une manière qui trompe la confiance légitime que le titulaire du droit avait fait naitre chez autrui…
Soulignons que ces critères ne sont pas exhaustifs et que la jurisprudence pourrait être amenée à en développer d’autres à l’avenir.

Les sanctions de l’abus de droit

7. Que se passe-t-il lorsque l’on est confronté à un abus de droit ?
Le Code civil, et la jurisprudence avant lui, prévoient deux sanctions possibles.

8. La première est la réduction du droit à son usage normal (article 1.10, alinéa 2, du Code civil).
Pour reprendre notre exemple, il s’agirait d’accorder à Madame un montant moindre que ce qu’elle réclame, voire de paralyser l’exercice de son droit tant que la situation d’abus persiste. Soulignons que, dans la dernière hypothèse, cela ne signifie pas que Madame serait définitivement déchue de son droit à l’obtention du montant de la pension alimentaire. Madame conserve son droit et pourra l’utiliser à l’avenir pour réclamer éventuellement de nouveaux montants si la situation de Monsieur s’améliore entre-temps.

9. La seconde sanction prévue par le Code civil (toujours en son article 1.10, alinéa 2) consiste dans le fait que l’auteur de l’abus va devoir réparer le préjudice causé à autrui en raison de l’abus commis.
Dans notre exemple, Monsieur pourrait invoquer qu’un versement précédent qu’il a concrètement effectué à Madame l’a été sous le sceau de l’abus de droit, de sorte que celle-ci doit lui rembourser le montant perçu (ou, à tout le moins, une partie).

En conclusion

10. On le voit, en condamnant de la sorte l’exercice déraisonnable des droits que l’on détient, la prohibition de l’abus de droit se trouve dans la droite ligne des vertus de médiété et de tempérance. Ce faisant, cette interdiction participe à promouvoir la bonne foi dans les relations entre personnes et véhicule intrinsèquement une certaine conception du vivre-ensemble.
On se souviendra toutefois que seuls les exercices manifestement déraisonnables de droits sont prohibés, de sorte que l’on se gardera d’abuser… de la figure de l’abus de droit !

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