Éloigner les étrangers non admis au séjour : pas si simple, vu les contraintes administratives et juridiques

par Jean-Baptiste Farcy - 31 octobre 2023

Le récent attentat terroriste, commis par une personne qui avait été déboutée de sa demande d’asile en Belgique, a suscité l’émoi et de nombreux commentaires parce que l’ordre de quitter le territoire dont il faisait l’objet n’avait pas été exécuté et qu’en outre une demande d’extradition de son pays d’origine n’avait pas été traitée par le Parquet de Bruxelles.
Ces questions doivent être traitées en tenant compte du cadre juridique, tel qu’il résulte notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et des réalités administratives.
Il s’agit une fois de plus pour les juges d’arbitrer le conflit entre la sécurité et les droits fondamentaux, avec les controverses que cela suscite, même si, dans cette affaire-ci, il y a la dimension particulière du non-examen complet de la demande d’extradition.
Ci-dessous, quelques mots d’explication par Jean-Baptiste Farcy, avocat au barreau de Bruxelles et assistant à l’Université de Gand.

1. Le soir du 16 octobre 2023, la Suède est endeuillée en plein de cœur de Bruxelles : Alors que la Belgique s’apprête à rencontrer la Suède au stade Roi Baudouin lors d’un match de football en vue du prochain Euro, un djihadiste s’en prend à plusieurs supporters suédois, dont deux sont décédés, et un gravement blessé.
L’homme n’est pas un inconnu des services de police et des renseignements. Ayant été condamné à plusieurs reprises dans différents pays, y compris en Tunisie et en Suède, Abdessalem Lassoued est un ressortissant tunisien présent en Belgique depuis plusieurs années. Ayant été débouté de sa demande d’asile introduite auprès des autorités belges, il résidait avec sa famille sur le territoire belge sans autorisation de séjour. On a appris par la suite que l’intéressé faisait l’objet d’un ordre de quitter le territoire resté inexécuté, et ce, malgré les demandes d’extradition de la Tunisie. Cette demande d’extradition reçue par les autorités belges en août 2022 n’a toutefois pas été traitée par le Parquet de Bruxelles, ce qui a conduit à la démission du ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne.
La question s’est alors posée de savoir pourquoi Monsieur Lassoued n’a pas été éloigné du territoire belge et remis aux autorités tunisiennes, qui, d’ailleurs, réclamaient son retour. La question est légitime.
Cet article tentera modestement d’y apporter certains éléments de réponse.

2. Tout d’abord, il faut savoir qu’à l’échelle européenne seuls moins de 30 % de l’ensemble des ordres de quitter le territoire émis par les États sont réellement exécutés en pratique. En Belgique, ce pourcentage est encore plus fiable.
L’efficacité de la politique de retour, particulièrement onéreuse, est donc toute relative, que ce soit en Belgique ou dans d’autres pays européens. En pratique donc seule une minorité d’étrangers en séjour irrégulier font l’objet d’une mesure d’éloignement.

3. Les obstacles à l’éloignement des personnes en séjour irrégulier sont, de fait, nombreux.
Ils peuvent être distingués en deux grandes catégories selon qu’il s’agisse d’obstacles administratifs ou juridiques.

4. Sur le plan administratif, pour qu’un étranger puisse être éloigné, il faut nécessairement que cette personne soit appréhendée. Or, à défaut de titre de séjour, les autorités ignorent bien souvent où elle se trouve (comme ce fut le cas de Monsieur Lassoued, qui avait soi-disant disparu des radars).
Ensuite, il faut que le pays d’origine délivre un laisser-passer et accepte de reprendre son citoyen. Or, de nombreux pays rechignent à coopérer avec les pays européens.
L’efficacité de la politique relève ainsi de la politique internationale et dépend, en partie, du bon vouloir des autorités étrangères. Par exemple, la Russie ne coopère plus avec les pays européens depuis que ces derniers ont adopté plusieurs sanctions à la suite du conflit ukrainien, raison pour laquelle Mohammed Mogouchkov, coupable de l’assassinat de Dominique Bernard à Arras le 13 octobre dernier, ne pouvait être éloigné vers la Russie.
Enfin, la politique de retour suppose que des vols réguliers ou de rapatriement existent, ce qui est loin d’être toujours le cas, notamment avec des pays comme l’Erythrée ou l’Afghanistan.

5. Outre les nombreux obstacles de nature administrative, il existe des limites juridiques à la politique de retour.
Sur le plan juridique, toute personne en séjour irrégulier ne peut pas nécessairement être éloignée. Avant d’adopter une décision de retour, les États européens doivent s’assurer que le retour de la personne concernée n’aurait pas pour effet de violer le principe de non-refoulement (principe cardinal en matière d’asile qui s’oppose au retour dans un pays où l’intéressé a des raisons de craindre la persécution), son droit à la vie familiale ou l’obligation de ne pas soumettre un étranger à un traitement inhumain ou dégradant. Si tel devait être le cas, le retour de l’étranger doit être reporté.
Par exemple, il est possible qu’une personne soit déboutée de sa demande d’asile mais ne puisse pas pour autant être éloignée. Le droit d’asile connait effectivement des motifs d’exclusion et de retrait de la protection internationale, notamment pour les personnes qui ont commis des crimes imprescriptibles ou qui représentent une menace pour la sécurité nationale, en ce compris les individus coupables d’activités terroristes. Or, le retrait de la protection internationale ne signifie pas qu’il n’existe pas de motif de persécution en cas de retour dans le pays d’origine. Un éventuel retour vers le pays d’origine serait donc contraire au principe de non-refoulement et à l’interdiction absolue des traitements inhumains ou dégradants. C’est notamment ce qu’il s’est passé dans l’affaire K.I. c. France jugée le 15 janvier 2021, dans laquelle la France a été condamnée pour avoir autorisé l’expulsion d’un réfugié vers la Russie.
Avant de procéder au retour d’un étranger en séjour irrégulier, les autorités nationales compétentes doivent ainsi réaliser un examen individuel à l’aune des droits individuels. La Cour européenne des droits de l’homme l’a rappelé aux autorités néerlandaises pas plus tard que le 24 octobre dernier dans son arrêt A.M.A c. Pays-Bas. Ce dernier pays a été condamné pour avoir déporté un ressortissant bahreïni sans examen suffisamment approfondi de l’ensemble des pièces déposées par la personne étrangère. Ce dernier a été arrêté dès son retour dans ce Royaume dirigé d’une main de fer et peu scrupuleux du respect des droits fondamentaux.

6. Revenons-en au cas de Monsieur Lassoued. D’après les informations dont nous disposons à l’heure d’écrire ces lignes, il apparait que sa présence en Belgique et l’absence de mesure de retour tiennent en partie à l’inaction des autorités belges, qui n’ont pas entrepris de mesures pour faire exécuter l’ordre de quitter le territoire et ce, malgré la demande des autorités tunisiennes. Sur le plan juridique, il n’existait a priori pas d’obstacle à son éloignement, sous réserve toutefois que les autorités belges vérifient au préalable l’absence de risque de mesures inhumaines ou dégradantes en cas de retour en Tunisie.

7. La puissance et la force de l’État se manifestent ouvertement dans le cadre de toute politique de retour. La privation de liberté et les retours forcés sont une réalité aujourd’hui incontestable, en Belgique et ailleurs en Europe. Les différents gouvernements successifs tentent d’accroître l’efficacité de cette politique, sans réellement y arriver.
De nombreux obstacles administratifs et logistiques compliquent la tâche des autorités nationales. Parfois, le droit contrecarre la recherche d’efficacité car celle-ci ne peut se faire au détriment de la dignité humaine et des droits individuels. Comme dans tout autre domaine, la puissance étatique ne peut s’exprimer sans limite.

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